Quelle posture adapter vis-à-vis des enjeux de la vie sur Terre ?
Il importe que d’être bien conscient des différentes postures qui existent face à la situation actuelle et à ce qu’elle préfigure, et de se faire sa propre opinion sur celles à privilégier, en harmonie avec sa personnalité.
Nous sommes entrés dans une ère de ruptures. Cette expression de l’écrivain et journaliste français Jean Daniel, en 1979, conserve toute son actualité.
Rupture sociale avec la montée des populismes, des radicalismes religieux, du repli sur soi, des oppositions à l’accueil de l’autre, différent de nous ; rupture économique avec l’évolution chaotique du multilatéralisme; rupture écologique avec la chute de la biodiversité, le dérèglement climatique, la fonte de la banquise.
Elles se sont produites en un temps relativement court à l’échelle de la vie sur terre.
Pour illustrer ce propos, la suppression du recours aux énergies fossiles est un choix de rupture. L’accès à de nouvelles ressources fossiles grâce à la fonte des glaciers est un choix de continuité.
Avant d’aborder plus en détail cette question, examinons des réponses que nous apportent la littérature, l’actualité et la philosophie.
Les réponses inadaptées aux enjeux
Cultiver le sentiment de puissance
La puissance est ce sentiment diffus qui nous porte à croire que nous pouvons résister à tout, nous Sapiens, dominant la nature par nos capacités réflexives et notre incroyable force technologique : puisque les abeilles disparaissent, on trouvera bien le moyen de polliniser d’une autre façon ; puisque le plastique dans la mer se multiplie en quantité exponentielle, on développera des barrières flottantes pour nettoyer les océans ou des aimants pour capter le microplastique de l’eau.
Ce sentiment est tellement ancré en nous qu’il en devient inconscient et même, qu’il affaiblit l’instinct de survie. Et donc, au fond de nous, nous doutons de la réflexion de Paul Valéry :
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Jean de la Fontaine l’a bien exprimé dans la fable « Jupiter et le métayer » : le métayer passe un contrat avec Jupiter et reçoit le pouvoir de fixer le temps idéal pour ses seules récoltes ; or, l’année suivante, rien ne va plus, il est obligé de s’en remettre à la Providence qui « sait ce qu’il nous faut, mieux que nous ».
Au plan philosophique, Nietzsche (1, p.129) a parlé de volonté de puissance comme étant l’essence de l’être ou l’essence de la vie. Cette volonté est dépassement et non pas lutte pour la conservation. Dans cette volonté, il appelle aussi hubris – démesure – « toute notre attitude envers la nature, notre viol de la nature à l’aide des machines et de l’invention insouciante de techniciens et d’ingénieurs ». Dans un tout autre registre philosophique, Henri Bergson évoque l’élan vital, comme étant la force qui fait surgir des forces vivantes de plus en plus complexes qui permet le développement des êtres.
Le corollaire de ce sentiment de puissance est le sentiment d’impunité, qui se manifeste par des comportements destructeurs ou irrespectueux. Bien sûr, des catastrophes écologiques majeures, comme les marées noires provoquées par le naufrage de pétroliers « supertankers », sont l’objet de citations et de condamnations en justice ; bien sûr, des incivilités, comme le jet des canettes, font l’objet de paiement d’amendes lorsque les responsables sont identifiés. Cependant il faut bien constater que le droit de l’environnement n’est pas encore assez fort pour faire disparaître l’état d’impunité. Ceci conforte la thèse de Michel Serres et de Dominique Bourg : la nature doit devenir un objet de droit et doit donc pouvoir être défendue comme telle dans les prétoires. A l’image de ces deux organisations de défense de l’environnement qui ont annoncé en juin 2019 avoir assigné en justice le gouvernement sud-africain pour avoir violé le droit des citoyens à respirer un air sain dans le nord-est charbonnier du pays (2).
La volonté de grands acteurs économiques majeurs de développer leur toute-puissance dans un cadre économique libéral dégagé de toute contrainte, de toute régulation, est bien présente. Ainsi, le journaliste américain Dan Lyons déclarait : « Les fantasmes de la Silicon Valley sont tous des fantasmes d’évasion : nous créerons un nouveau pays au milieu de l’océan et nous aurons nos propres lois. Ou encore nous irons sur Mars. Ou encore nous allons inventer une technologie qui guérira toutes les maladies et fera de nous des immortels. Eh bien, c’est ridicule ! Vous feriez mieux de guérir le paludisme, c’est parfaitement faisable et cela ne coûterait même pas une fortune » (3).
Puissance signifie donc ici l’absence ou la forte limitation des contraintes, ou encore le refus de voir celles-ci. L’activité économique constitue un sous-système du système Terre ; en conséquence, elle subit les contraintes de ce système. La puissance toujours plus grande de l’activité économique, et la croissance continue qui est son corollaire, provoquent en retour un impact non réversible à brève échéance sur le système Terre.
Les évènements naturels ou les pandémies qui jalonnent l’existence humaine au fil des siècles devraient pourtant inciter à plus de modestie et d’humilité, et aussi à plus nous protéger. « Nos concitoyens – dans le roman de Camus, ceux de la ville d’Oran, victimes de la peste – n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. » (4, p.28)
La modestie invite à la modération dans l’action vis-à-vis des conséquences possibles de celle-ci. Elle est reconnaissance de la fragilité intrinsèque de l’humain, de l’incertitude inhérente à tout futur, malgré notre volonté puissante de le maîtriser.
Modestie par rapport à la nature afin d’éviter ces effets en retour.
Modestie dans les rapports aux autres humains : elle est reconnaissance de la fragilité et des limites de chacun ; si celles-ci sont dépassées, elles provoquent malaises, stress ou déséquilibres extrêmes.
Se sentir coupable
Dans toutes les actions à mener pour construire le monde de demain ou, pour reprendre l’expression de Camus, pour éviter qu’il ne se défasse, il y aura des succès et des échecs. Il ne sert à rien de cultiver un quelconque sentiment de culpabilité devant l’échec, mais au contraire d’en analyser les causes et de de voir comment y remédier.
De même, personne n’a à se sentir responsable devant les conséquences produites par un système économique qui le dépasse, même si la volonté de certains dirigeants de culpabiliser est présente.
Le danger de l’approche individualiste est là : reporter tout sur la personne amène à considérer qu’elle en est la cause, l’unique responsable de ce qui lui arrive.
Le risque est alors de ne plus agir, ou d’agir conformément à ce qui est demandé. La capacité de réflexion, inhérente à la condition d’humain, se réduit alors à sa plus simple expression.
«Je me sens profondément responsable; pour autant, je ne me sens pas coupable, parce que vraiment, à l’époque, on a pris des décisions dans un certain contexte, qui étaient pour nous des décisions qui nous paraissaient justes.»
Cette déclaration du 4 novembre 1991 de la Ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale du gouvernement français évoquait l’affaire du sang contaminé en 1985.
Nous ne voulons pas placer ici le débat sur le terrain moral mais sur celui de la gestion de l’erreur, préférant le situer par rapport aux conditions effectives dans lesquelles une action est préparée, mise en œuvre et évaluée.
Se replier sur soi-même
La tradition nous rapporte que lors de son périple jusqu’en Inde, le philosophe grec Démocrite, après avoir constaté la vilenie des hommes, se réfugia au fond de son jardin pour cultiver la sagesse le reste de sa vie. Il illustre le mouvement de repli de son âme dans un monde détestable, comme l’a écrit Onfray (5).
Le repli sur soi illustre l’individualisme ambiant sans égard pour la marche du monde, à une période où le regroupement de toutes les énergies est nécessaire.
On pourrait nous objecter que les personnes qui s’investissent dans la vie monastique sont elles aussi en retrait du monde. A la différence qu’elles nous apportent un témoignage important : cultiver la joie dans une vie simple, proche des éléments naturels et en solidarité dans une communauté, pratiquer de manière conjointe l’intériorité et l’hospitalité.
Quand l’humain est trop absorbé par son travail, par un niveau de subsistance à assurer, le repli sur soi entraîne l’indifférence à la marche du monde, un désinvestissement dans les affaires publiques ou dans la vie de la collectivité.
Le repli peut également être sociétal. Il prend alors la forme d’un refus de l’accueil de l’étranger, le visage d’une fermeture de la société à l’autre, qui se manifeste dans les politiques anti-immigrés et dans la fermeture des frontières.
Ce mouvement n’est pas nouveau car il y a eu de tout temps des réactions face aux migrations. Au Moyen-Âge, Dante a écrit des phrases fortes sur ce thème: « Ce que tu chériras plus tendrement au monde sera perdu pour toi : c’est là le premier trait qui de l’arc de l’exil jaillit et touche au cœur. Et tu feras l’essai du goût amer du sel sur le pain étranger ; tu sauras s’il est dur de monter et descendre les escaliers d’autrui. Mais ce qui pèsera le plus sur tes épaules, ce sera la méchante et folle compagnie qui roule avec toi-même au fond du même abîme » (6).
Nier la réalité
Les causes du refus de voir la réalité et les signaux émis par l’environnement au sens large sont multiples : le manque d’attention, la peur liée au danger d’identifier ou de se confronter à quelque chose de différent, le manque d’acceptation de l’imprévisible et de l’inévitable lorsqu’il nous touche moins directement, la trop forte prégnance des comportements actuels qui nous voilent la face.
Citons l’exemple de la Caroline du Nord, Etat dans lequel une loi a été votée en 2012 pour empêcher les élus et les promoteurs immobiliers de se baser sur des prévisions scientifiques à long terme afin de se préparer à la hausse du niveau de la mer.
Le déni s’apparente aussi à de l’indifférence. Fromm (7, p.219 esvt) a expliqué cette indifférence face aux menaces : les individus, qu’il caractérise comme cultivant le « caractère de marketing », « ne s’attachent profondément ni à eux-mêmes ni aux autres, ils ne se font pas de soucis, non pas à cause de leur égoïsme, mais parce que leurs relations avec les autres et avec eux-mêmes sont très ténues ». Cette perte de liens affectifs pourrait expliquer l’indifférence à l’égard de leurs enfants et de leurs petits-enfants, provoquée par le déséquilibre entre la raison et le cœur. Or, le cœur est un puissant facteur de changement dans les comportements.
Dans le chef d’acteurs politiques et économiques majeurs, le déni peut être aussi étroitement lié à l’impossibilité pour eux d’accepter que les causes de la dégradation de la planète et de la déshumanisation du travail soient inhérentes au système économique actuel. Toute remise en cause de celui-ci heurterait de plein fouet les croyances sur lesquelles leur action est fondée, et leur serait économiquement préjudiciable.
Jouir des biens disponibles
Castel en a fait sa thèse centrale. La certitude du caractère inéluctable « des temps de la fin, celle qui commence aujourd’hui même et qui s’étend jusqu’au jour futur, à bien marquer dans nos esprits, où l’humanité prendra conscience de la modalité exacte et du délai imparti de son anéantissement » (8, p.48), amènera les hommes, en tout cas ceux qui en auront le pouvoir financier et la force, « à précipiter l’appropriation effrénée, la consommation gloutonne, car les voluptés qu’on peut encore en tirer ont de moins en moins d’avenir » (8, p.61). La jouissance n’est en réalité que le prolongement du plaisir procuré par l’acquisition de biens matériels qui caractérisent nos économies de la consommation. Fromm avance une explication assez proche : « c’est que les changements de vie indispensables seraient si rigoureux que les gens préfèrent la future catastrophe aux sacrifices qu’ils devraient consentir dès maintenant » (7, p. 31).
Il ne faut pas sous-estimer non plus le poids de la culture qui s’inscrit dans une dynamique lourde de changement : ici le changement des habitudes de vie, de consommation et de production. Un exemple révélateur est celui des comportements des populations côtières à la suite d’un tsunami. Après le tsunami de 1875 en Nouvelle-Calédonie, les populations ont aussi fini par se réinstaller en bord de mer de l’île de Lifou, la mémoire de la catastrophe s’étant diluée au fil des générations. Après le tsunami de 2004, les pêcheurs se sont réinstallés au petit port de Deah Glumpang, à Banda Aceh, dans l’île de Sumatra, et non à deux kilomètres de la côte, comme demandé par les autorités (9 et 10).
Se déplacer dans la sphère du bien-être personnel
Dans notre société anxiogène, le marché du bien-être se porte bien. On ne compte plus les salons organisés sur ce thème, les livres édités chaque année, les émissions produites. Les ruptures familiales, la pression des entreprises pour toujours plus de productivité, la course contre le temps sont autant de facteurs qui conduisent à se ressourcer. Les sessions consacrées à l’apprentissage d’un équilibre pour contrebalancer les handicaps liés à la concentration, au sommeil, à l’épuisement, au stress, au déséquilibre émotionnel, au burnout, prolifèrent.
Une étude du Global Wellness Institute souligne que ce marché est un des secteurs des plus prometteurs, avec une croissance à deux chiffres. Cette croissance signifie donc que l’économie s’est emparée d’un marché qui est le résultat de sa propre dynamique. En orientant la solution sur le terrain individuel, le danger est que tous ces « outils » ne conduisent en réalité à renforcer le sentiment de culpabilité si la personne n’arrive pas à être résiliente, à dépasser ses difficultés.
La question se pose donc : cette croissance va-t-elle contribuer à donner un sens à l’activité humaine ou seulement à réparer les conséquences de celle-ci ?
Ou bien, peut-elle être vue comme une opportunité pour provoquer des ruptures personnelles, ruptures qui, finalement, influenceront positivement la vie de l’entreprise et la vie sociale tout court ?
Attenter à sa vie
Le suicide est l’acte ultime dont la signification n’est autre que l’impossibilité de vivre dans les conditions du moment : un acte posé lorsque les conditions d’une vie digne et porteuse de sens sont estimées ne plus être remplies, lorsque plus aucune issue n’est vécue comme possible.
Au plan sociétal, ils sont le signal d’un mal-être qui va croissant ; ainsi, les suicides dans le monde agricole ou dans certaines entreprises confrontées à des réorganisations ou des pressions économiques ou sociales trop fortes.
Les sentiments de puissance, de culpabilité, le repli sur soi, attenter à sa vie, s’apparentent à de la résignation devant une évolution vécue comme non maîtrisable ou irréversible. Or, que signifie la résignation, sinon l’abandon de toute volonté de transformation ?
Un peuple composé de personnes résignées est un peuple qui se meurt.
Par ailleurs, la recherche de la jouissance de tout sans aucune limite, « puisque de toute façon ce monde est fichu » n’apporte aucune solution durable. La devise des anciens « Carpe diem », « cueille chaque instant » allait tout à fait dans le sens inverse d’une consommation sans limite, elle invitait à la sobriété heureuse, à vivre les moments positifs de chaque journée et en lien avec d’autres !
Réfléchissant à ce qui peut constituer une réponse aux enjeux actuels et futurs, deux attitudes nous paraissent fondamentales : résister et ne pas se laisser intimider. Cependant, pour y parvenir, développer l’attitude intérieure de lâcher-prise par rapport à une situation est un préalable indispensable. Que signifie-t-il exactement ?
L’importance du lâcher-prise
Ce terme présente de multiples facettes.
Lâcher-prise pour les choses qui ne dépendent pas de nous, selon Epictète.
Lâcher-prise par rapport au temps : entrer totalement dans la présence à l’instant, qui, par définition, est fugace.
Lâcher-prise par rapport au mental qui nous amène à ressasser continuellement les problèmes du moment. Le cerveau lutte aussi devant l’absence de compréhension d’un événement et nous conduit à des actions qui ne sont pas adaptées à la situation : ainsi, les achats compulsifs. Lâcher-prise aussi par rapport à nos émotions et à nos sensations à l’origine de réactions purement automatiques.
Lâcher-prise par rapport à l’action : accepter ce moment d’arrêt ; laisser s’installer le calme et la confiance nécessaires pour la prise de recul vis-à-vis de son monde intérieur – qui peut être fait de colère, de tristesse, de ressentiment, d’impuissance … – , et du monde extérieur dont les bruits font écho en nous.
Ce temps d’arrêt est nécessaire pour nous permettre d’analyser une situation, afin de mieux comprendre les racines de nos pensées-émotions-sensations et de recueillir toutes les informations utiles, les données scientifiques disponibles, les connaissances du moment ; ainsi, mobiliser nos capacités d’ « Homo sapiens sapiens », en confrontant ces données avec notre représentation.
Rappelons-nous cette phrase attribuée à Averroes, le philosophe arabe du XII siècle: « L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence ».
Il existe un rapport entre lâcher-prise et acceptation. Comme l’écrit Wilson, un des initiateurs de la thérapie d’acceptation et d’engagement, « accepter signifie qu’en présence d’une expérience particulière, nous pouvons la reconnaître, lui être présents, et l’accompagner sans tenter de la modifier » (11).
L’acceptation de notre réalité et de celle du monde, telle qu’elles sont perçues à travers le prisme du lâcher-prise et de son contenu, permet alors un agir conscient.
Lâcher prise ne signifie en aucune façon être passif ; de même, il est l’inverse de l’anxiété, de ce sentiment d’être incapable d’affronter l’incertitude de l’heure. Gagner en confiance, c’est apprendre à être présent à ce qui se présente, comme le dit Dominique Collin, dominicain et philosophe (12).
Le lâcher-prise plonge ses racines dans la pleine conscience. Il ouvre la voie à l’agir conscient différent des réponses inadaptées décrites plus haut. L’agir comprend deux attitudes indispensables qui vont maintenant être explorées : résister et ne pas se laisser intimider.
Résister
Le préalable à la résistance est l’indignation : indignation contre les destructions systématiques de la planète, indignation contre les inégalités sociales ou territoriales, indignation eu égard aux conditions de travail et de vie qui ne permettent pas à des humains de grandir. Elle est au cœur de l’éthique du « non » à ces dégradations, au développement dans les directions du « progrès » technique et de la croissance qui deviennent inacceptables.
Dans La Peste, Camus écrivait que la base de la non-résignation est l’acceptation de la réalité,qui passe par une appréhension complète de celle-ci.
En mai 2011, un mouvement non-violent, fonctionnant en assemblées et sans hiérarchie, prenait naissance en Espagne pour exprimer le désaveu envers la classe politique, l’absence de place des citoyens dans le système politique, la dénonciation des effets de la crise financière de 2008 particulièrement forte dans ce pays et plus largement du système économique et financier. Il s’est étendu à plusieurs pays européens et a pris le nom de mouvement des Indignés par référence au livre de Hessel, grand résistant et co-rédacteur de la Déclaration universelle des Droits de l’homme en 1948, « Indignez-vous ». Hessel appelle ce type de mouvement une « insurrection pacifique » (13, p.20).
Le mouvement des gilets jaunes s’est développé de manière non structurée en France en octobre 2018. La cause première est l’augmentation projetée de la taxe sur les produits énergétiques ; au fil des semaines, les revendications se sont portées sur les terrains politique, économique, fiscal et social. Le sentiment d’abandon de nombreux territoires, ainsi que la place des citoyens dans le débat politique, ont exacerbé la contestation, qui a pu prendre une tournure violente sous l’influence de groupes extrémistes. Le mouvement des gilets jaunes s’est ensuite étendu à d’autres pays européens.
Ces deux mouvements, et le mouvement Extinction-Rébellion qui s’inscrit dans la même dynamique, sont marqués par le sentiment des citoyens de ne pas être respectés. On perçoit nettement les lignes de contestation : la place de ceux-ci dans le débat public, le fonctionnement de l’économie et l’importance des inégalités dans la société.
A partir de l’automne 2019, des mouvements violents de résistance ont eu lieu dans nombre de pays : Chili, Liban, Irak, Hong-Kong, principalement tournés contre les autorités publiques, responsables de ne pas en faire assez contre le chômage, la pauvreté, les inégalités socio-économiques ; la corruption de la classe politique (Liban, Irak) ; le rejet des partis politiques (Irak) ; les risques de perte de liberté (Hong-Kong) ; la déliquescence des services publics (Irak) ; le renversement d’un pouvoir démocratiquement élu (Birmanie) ; l’opposition à une réforme fiscale (Colombie)…
Ils s’apparentent à un désenchantement car de nombreux citoyens perçoivent le caractère insuffisant des décisions actuelles par rapport aux enjeux du futur : non-réconciliation entre la volonté de comprimer la dette des Etats – on a vu que le coronavirus a fait sauter ce carcan dans l’Union européenne – et la nécessité d’agir en force sur le long terme vu les changements climatiques, non-réconciliation entre la volonté de maintenir un haut niveau de profit dans l’entreprise et la réduction des inégalités sociales.
La conséquence de l’indignation est la révolte. Elle est exprimée ainsi par Camus (14, p.18) : « La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible ». Elle est donc pour lui le refus du silence. Un homme révolté est un homme qui dit non (p.25), qui fait face (p.22), qui s’identifie « totalement à ce bien dont il a soudain pris conscience » (p.23). A la source de la révolte, il n’y a aucune passivité, mais activité et énergie (p.25). Cette révolte ne peut être le fait de l’homme seul. Elle est mouvement de solidarité nécessaire entre les hommes (p.29). Celle-ci, pour Camus, doit utiliser des moyens dignes, s’inscrivant ainsi dans une logique de non-violence et refusant donc toute violence meurtrière.
Rejeter toute forme de progrès n’a évidemment pas de sens.
Ce progrès est très ambivalent, suscite à la fois l’adhésion et la peur des conséquences – pensons au potentiel de destruction nucléaire –. Il est important de pouvoir résister, dans les limites de ses possibilités bien sûr, à l’emprise des forces qui nous dépassent – celles des GAFA par exemple – : pourquoi recourir à Amazon quand des choix alternatifs existent ?
La résistance nécessite de passer des gestes symboliques – comme Greta Thunberg se rendant en janvier 2019 en train de Suède au Forum de Davos pour transmettre son message pour le climat aux grands patrons et aux chefs d’État – aux gestes systématiques : réduire ses voyages en avion ou en bateau de croisière, privilégier les transports en commun, limiter l’usage de son smartphone, rejeter des achats nouveaux dont la valeur additionnelle d’utilité est faible ou nulle, refuser de regarder les séries violentes à la télévision, dire non à la grosse industrie alimentaire et choisir de consommer bio et local, …
La résistance passe aussi par le refus d’un « progrès » qui n’est pas porteur de sens, à l’image de nombre de travailleurs qui quittent leur entreprise parce que l’évolution de celle-ci ne correspond plus à leurs valeurs ; par exemple, en cas de restructuration extrême pour favoriser une entrée en bourse dans les meilleures conditions financières, ou encore par volonté personnelle de passer d’une entreprise soumise à une concurrence internationale forte à une entreprise subissant moins cette contrainte et pratiquant des valeurs d’humanisme.
Enfin, la résistance peut devenir désobéissance civile constructive quand des valeurs humanistes sont mises en péril. En juin 2019, la capitaine du navire humanitaire Sea Watch 3, Carola Rackete, a choisi cette voie en débarquant des migrants sur l’île de Lampedusa malgré l’interdiction du ministre italien de l’intérieur de l’époque.
Parfois, la nature vient au secours de la résistance ; ainsi dans le pays de Loire, les opposants à la construction d’un pont ont trouvé en la présence d’une espèce protégée, le balbuzard, un argument supplémentaire pour défendre leur position.
L’éthique de la résistance est donc à la fois individuelle et collective.
Collectivement, elle s’apparente alors à une lutte. D’autres exemples significatifs peuvent l’illustrer.
La construction d’une autre expérience de vie collective en marge de la société
L’occupation de la ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes dès 2007 pour lutter contre la construction projetée dès les années ’70 de l’aéroport du Grand Ouest, à proximité de Nantes, a fait l’objet d’un démantèlement en avril 2018. L’occupation permanente par plusieurs centaines de personnes d’un espace de 1600 hectares a permis le développement d’une expérimentation de vivre ensemble sans Etat, autogérée notamment par une assemblée des usagers – par opposition à un modèle de propriété – , et en marge de toute norme en vigueur dans la société. Elle devient progressivement une zone d’expérimentation
d’agriculture biologique, de vie en société et en habitat léger, qui perdurera après l’abandon du projet d’aéroport jusqu’à l’évacuation. Plusieurs livres ont retracé et analysé cette forme de résistance et de recherche d’un autre rapport au monde, au progrès technologique et à la logique marchande (15).
La lutte pour l’émergence d’un autre modèle
Pierre Rabhi a initié dès 2012 le mouvement Colibris « qui encourage une dynamique de créativité au sein de la société civile avec pour mission d’inspirer, relier et soutenir ceux qui veulent construire une société écologique et humaine. Education, économie, agriculture, énergie, habitat…, il met en lumière les solutions les plus abouties dans chaque domaine et propose des outils concrets pour favoriser leur mise en œuvre sur des territoires. Facilitant la coopération entre citoyens, élus, entrepreneurs, Colibris permet à chacun d’agir, individuellement ou collectivement, sur son lieu de vie. » (16, p.13). Son engagement pour le développement de l’agroécologie, dans sa ferme ardéchoise et dans de nombreux pays, s’inscrit dans cette conviction qu’un autre modèle est possible dans lequel « chaque être humain puisse se nourrir, se vêtir, s’abriter, se soigner et développer les potentialités nécessaires à son accomplissement. » (16, p.15).
De même, suite aux tempêtes de 2017 sur l’île de Porto Rico, les habitants, en s’auto-organisant, ont mené la lutte contre ceux qui voulaient faire de leur île un « paradis économique » à leur détriment: création d’un paradis fiscal pour attirer de gros investisseurs, privatisation de biens collectifs. C’est ce que Klein a appelé la stratégie du choc : « une exploitation délibérée d’une situation d’urgence dans le but de mettre en place un programme radicalement favorable au secteur privé » (17 p.77).
Dans le domaine agricole toujours, et devant l’augmentation régulière du prix des terrains, des structures se sont mises en place pour acheter des terres en faisant appel au micro-financement des particuliers sans rémunération des parts – ce qui s’apparente à une éthique du don –. Le but est de louer celles-ci à des agriculteurs, instituant ainsi une forme de « commun », à savoir une appropriation collective d’un bien (ici par plusieurs particuliers et non par une autorité publique) pour permettre un usage contre une rémunération limitée et sans qu’un accès à la propriété ne soit nécessaire. A titre d’exemple dans la région wallonne, en Belgique, l’association Terre-en-vue s’inscrit dans cette perspective. En France, Terre de Liens poursuit des buts similaires.
Face à ce qui risque fortement d’aboutir à une dégradation de ta condition humaine sur terre, quelle est notre attitude ? Y avons-nous déjà réfléchi ? Acceptons-nous la situation ? Qu’allons-nous faire, comment et avec qui ?
Méditons ce beau texte de Jacques Lusseyran, aveugle suite à un accident dans l’enfance, résistant pendant la seconde guerre mondiale:
« La voilà cette résistance que je sens monter en moi au milieu de cette nuit trop douce : j’ai peur d’oublier, moi aussi, et aussi vite que les autres. Oublier que la terre est très riche, mais pour le bien de plusieurs espèces, et non pas d’une seule, fût-elle humaine. Oublier que les possessions matérielles sont bonnes, à la condition d’être traitées légèrement. Je veux dire, ironiquement, comme on regarde une toupie qui fait ses tours. Elles seront bonnes peut-être ou, du moins, ne seront pas mauvaises, si nous ne comptons pas sur elles pour vivre. C’est toute mon affaire cette nuit : demander la vie là où il y a des réserves de vie, ne pas me tromper d’adresse. La demander au-dedans de moi, à cette place, absolument intérieure, où il n’y a ni ciel, ni gazon, ni voitures, ni même puissance d’aucune sorte visible, mais la vie. » (18, p.47).
Ne pas se laisser intimider
Castel évoque la résistance face à l’attitude de ceux qui disposent de la puissance économique et financière, et qui exercent une forme de violence morale et non uniquement physique : « Etre inintimidable est surtout une vertu au sens d’une force de caractère, d’une expression vitale, pas au sens d’une qualité morale ordonnée à un idéal (comme se montrer charitable ou sincère) » (8, p.79).
Selon cet auteur, cela exige une émancipation par rapport à la culture ambiante.
Ne pas se laisser intimider, c’est ne pas être dans la soumission pour reprendre le titre d’un ouvrage de Houellebecq.
Ne pas se laisser intimider, c’est résister aux pressions de l’univers internet, aux injonctions de la publicité qui nous poussent à consommer toujours plus et à en être toujours plus dépendants.
Ne pas se laisser intimider, c’est refuser d’être guidé par la peur qui paralyse, résister à la pression de l’autre qui, de par sa position, veut imposer son point de vue.
Ne pas se laisser intimider, c’est entrer dans une démarche de libération.
Résister et ne pas se laisser intimider sont donc deux attitudes de courage. Elles signifient ne pas être négligent à l’égard des affaires du monde. Elles impliquent de s’y engager à la fois comme personne et comme membre de groupe(s) socialement actif(s).
La négligence que nous avons eue à l’égard de la marche du monde depuis des décennies se retourne aujourd’hui contre notre humanité. Nous espérons que cet héritage, qui apparaît plus contrasté qu’il n’y paraît, ne découragera pas les jeunes générations, mais, au contraire les motivera à s’engager pour la transformation de la société portée par des valeurs d’égalité, de solidarité, d’épanouissement et de démocratie participative qui intègre liberté et autodétermination.
Cela implique aussi de réfléchir à la place de la violence dans la résistance. Cette question est controversée, bien évidemment. La violence est une contrainte physique, psychologique ou morale vis-à-vis d’une personne ou d’un groupe pour empêcher son accès à des ressources, pour freiner ou empêcher son développement. Sartre reconnaissait que si le recours à la violence contre la violence risque de la perpétuer, ce recours est aussi pour lui l’unique moyen de la faire cesser. En conclusion de son livre, Castel considère de même la violence comme possible : « Il n’est pas exclu que ce travail – pour se rendre inintimidable – ne requière un recours froid, ferme, et réfléchi, à la violence » (8, p.127).
Que reste-t-il comme possibilité si toutes les autres actions entreprises ont été inefficaces : campagnes de persuasion, manifestations pacifiques, recours devant les tribunaux … ? Poser cette question ne légitime pas pour nous l’usage de la violence mais rend plus urgente encore la nécessité d’apporter des réponses en profondeur, sans reporter de manière constante les échéances !
Le conscient collectif retient toujours les grandes figures ou les peuples qui ont résisté, de façon non-violente ou non : contre un agresseur extérieur puissamment armé, dans les camps de la mort, contre les injustices ou le racisme.
Résister et ne pas se laisser intimider vont de pair.
Michel Damar Joseph Pirson
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1 Nietzsche Friedrich, Généalogie de la morale, Flammarion, 2002
3 L’Obs, n° 2870 du 7 novembre 2019.
4 Camus Albert, La peste, Gallimard, 1947 (version électronique 2011).
5 Onfray Michel, Le Recours aux forêts, Galilée, 2009
6 Dante Alighieri, La Divine Comédie, tome 3, Le Paradis, 1555 (première édition titrée) – https://paralleles-editions.com/lorraine/divine-3.pdf
7 Fromm Erich, Avoir ou être, Robert Laffont, 1978.
8 Castel Pierre-Henri, La Mal qui vient, Edition du Cerf, 2018.
9 https://journals.openedition.org/vertigo/17951
11 Wilson Kelly G., la pleine conscience en thérapie, De Boeck, 2015.
12 Revue En question, décembre 2019, p. 55.
13 Hessel Stéphane, Indignez-vous, Indigène éditions, 2011.
14 Camus Albert, L’homme révolté, Gallimard, 1951 (version électronique par Jean-Marie Tremblay).
15 https://fr.wikipedia.org/wiki/ZAD_de_Notre-Dame-des-Landes
16 Rabhi Pierre, Eloge du génie créateur de la société civile, Actes Sud, 2011.
17 Klein Naomi, Le choc des utopies, Lux Editeur, 2019.
18 Lusseyran Jacques, Le monde commence aujourd’hui, Gallimard, Folio, édition 2018.
Merci beaucoup Michel et Joseph, pour votre excellente analyse et synthèse.
Merci Laurent. J’espère que tu apprécieras la suite !