La perception de ce que signifie être humain est déterminante pour comprendre le contenu de nos responsabilités vis-à-vis de la Terre et agir en conséquence.
La qualité d’être humain
Elle est non seulement liée à l’appartenance à l’espèce Homo sapiens et elle se caractérise surtout par un mode d’être inégalé grâce aux performances extraordinaires du cerveau : ce mode permet de traiter et de combiner une quantité importante d’informations, une pensée complexe, la création dans les domaines scientifique, artistique ou littéraire. Il est « la conscience et le contrôle de soi, le sens du futur et du passé, la capacité d’entrer en relation avec les autres, de se préoccuper des autres, la communication et la curiosité » (1).
Ces caractéristiques n’existent pas chez les animaux. Certes, les grands singes développent aussi la coopération, possèdent la conscience de l’autre, peuvent exprimer de la gratitude et de l’empathie, ont une aversion pour l’iniquité. Ce qui nous distingue d’eux, en plus du caractère abstrait du langage, c’est notre capacité à anticiper, alors qu’eux ne font que, selon de Waal, « poursuivre une pulsion bienveillante » (2, p.73). De son côté, Xerri ajoute que « oui, l’homme est un animal, mais un animal appelé à naître à son humanité. Ses racines sont dans la nature » (3, p.149). Ce qui signifie « une personne capable de volonté et de libre arbitre et donc de responsabilité » (3, p.126).
Mais il faut avoir l’humilité de reconnaître que la recherche sur l’analyse du comportement animal va certainement nous réserver de belles surprises.
Kabat-Zinn a cette expression pour décrire l’Homo sapiens : « C’est l’espèce consciente qui sait qu’elle est consciente, du latin sapere, ‘goûter’ ou ‘savoir’ « (4, p.15). Il est donc un « Homo sapiens sapiens ».
Le seuil franchi vis-à-vis du monde animal se situe à ce niveau : notre conscience d’un niveau supérieur, notre capacité de représentation, de gérer des situations complexes, de nous situer dans le temps et d’agir en conséquence, qui engagent la responsabilité par rapport au futur.
Un être humain en mouvement, en devenir, a la volonté de mieux comprendre le monde dans lequel il vis, apte à se transformer et à s’investir en conséquence dans son environnement proche. L’ignorance est un drame, « un crépuscule, le mal y rode, songez à l’éclairage des rues, soit, mais songez aussi, songez surtout, à l’éclairage des esprits », écrivait Hugo.
Etre conscient signifie percevoir sa propre activité psychique, le dialogue entre soi et soi-même qui produit la pensée, l’appréhension du soi dans le monde et l’appréhension du monde.
Il est nécessaire que cette pensée soit critique et, en s’inspirant d’un des thèmes majeurs de la philosophe Hannah Arendt, tout examiner, réfléchir à ce qui arrive, en approfondir les causes et surtout ne pas être limité par les conséquences que cette pensée critique pourrait avoir comme impact sur sa vie, ses choix, les changements dans ses comportements, son agir. L’agir est volontariste. Il implique la mise en œuvre des choix passés en conscience, et l’acquisition des capacités pour agir.
Le futur n’est jamais certain et l’imprévisible est toujours au rendez-vous. Que sera le futur si la logique économique actuelle se poursuit sans que le rapport des forces de changement ne réussisse à l’infléchir ? Que sera le futur face à une dégradation continue de notre Terre ?
Lors de son discours de réception du Prix Nobel de littérature en 1957, Albert Camus déclarait : « Chaque génération se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande, elle consiste que le monde ne se défasse ». C’est toute la différence entre réparer et reconstruire dont il sera question dans un autre article
L’importance de l’écart entre l’être étant là aujourd’hui dans le monde et l’être dans le futur est l’être en mouvement. Dans la tradition zen japonaise, l’idée d’un être durable n’existe pas : « Tu sais bien, dit Han-san, que je n’existe pas. Je change sans arrêt. J’existe comme un nuage existe … Tu fais semblant de considérer que je suis aujourd’hui ce que j’étais hier. » (5, p. 214). Mettre l’être en mouvement est une responsabilité individuelle.
Etre humain en mouvement et relié
L’être humain est un élément du maillage qui lie tous les éléments sur terre.
Næss a donné la meilleure définition de ce que signifie être relié : si la relation entre A et B cesse d’exister, « A et B cessent d’être ce qu’ils sont » (6, p.100).
Le confinement auquel nous avons été contraints nous a fait ressentir la nécessité de cultiver des relations étroites avec les autres. Cette pandémie a remis en valeur beaucoup de métiers qui étaient auparavant socialement dévalorisés.
Ce maillage lie donc à tout ce qui constitue la biodiversité du monde, aux vivants non-humains mais aussi aux choses non vivantes. Il suffit de réfléchir à la relation entretenue avec un animal de compagnie, un smartphone. « La crise écologique nous fait prendre conscience de l’interdépendance de chaque chose » (7, p.59), parce que « rien n’est complet en soi » (7, p.64).
Nous sommes tous interconnectés, ce qui ne signifie pas être effectivement reliés.
Même interconnectés, nous restons pour chacune et chacun des « étranges étrangers » (7, p.74). Etre un inconnu pour l’autre, même le plus proche, nous invite à essayer de le comprendre et d’entrer en dialogue, même si bien sûr ce dialogue est d’un autre ordre avec les vivants non-humains.
Cette interdépendance met en lumière le fait que la nature n’est pas un élément extérieur à l’humain comme le soulignait déjà en 1958 l’écologiste américain Lamont Cole : celle-ci se vit au sein de « l’écosphère » au sein de laquelle le vivant, l’énergie et la matière sont étroitement imbriqués. Philippe Descola affirme d’ailleurs que la nature n’existe pas, que c’est un concept occidental. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.
Compte tenu de sa puissance collective causée par l’évolution démographique et technologique, l’homme « trouble » la nature, à savoir qu’il perturbe son cours des choses en la contrôlant de manière excessive – ce qu’on appelle l’anthropocène – ; ce contrôle provoque en rétroaction, la perturbation de l’humain par la nature : famine, sécheresse, tornades … Si l’humain dépend de la nature, celle-ci pourrait subsister sans lui.
La relation actuelle entre le politique et l’économique constitue une dérive problématique. L’économique « phagocyte » le politique au point de rendre des décisions politiques importantes moins autonomes. Avec l’influence grandissante des lobbies ou la présence dans des gouvernements de hauts responsables économiques privés, la sphère d’autonomie du politique s’en trouve restreinte avec toutes les conséquences négatives sur la qualité de la gouvernance publique.
Sortir de cette dépendance sera un des aspects le plus difficile des combats futurs. Il est donc important et nécessaire de se poser avec acuité la question de la finalité de l’action humaine et du rôle du développement économique, aujourd’hui non résolue de manière satisfaisante.
Dans la version capitaliste actuelle de l’économie, le développement humain apparaît comme un chantier vraiment inachevé. Il est donc nécessaire de se « libérer de la vision de l’histoire conçue à partir de l’efficacité et du cumul anonyme des biens, des taux de croissance économique et des conditions favorables du marché » (8, p.81).
Ce chantier passe aussi par une interrogation sur le sens de la modernité telle qu’aujourd’hui, elle est envisagée et vécue :
– la foi en la science et la technique pour résoudre tous les problèmes du monde comme si elles avaient pu à ce jour trouver une solution à la faim dans le monde ou à la violence ;
– la foi en un développement économique linéaire comme si celui-ci pouvait résoudre la question des inégalités ou les problèmes croissants de santé liées à la vie en entreprise et au rythme effréné de nos vies.
Ceci nous ramène à la question centrale : que faire de sa vie, quels rapport construire avec tout ce à quoi nous sommes reliés, comment faire évoluer ce chantier dans notre lieu de vie ?
La conscience que la situation actuelle doit impérativement changer fait son chemin chez beaucoup d’entre nous. C’est la première étape vers une forme de libération, de déconstruction par rapport aux croyances et système actuels.
Chaque génération a été confrontée à ces questions. Au siècle dernier, c’était la pression sociale par rapport au respect de la norme religieuse, des règles de vie dans les villages, des conduites dans les relations homme-femme, qui était forte. Cette pression n’est pas moins forte aujourd’hui : de nouvelles prescriptions voient le jour, rendues possibles par la disponibilité d’une multitude de biens et de services. L’injonction de jouir de tout ce que la société peut offrir s’oppose à la sagesse du juste milieu, proposée par le philosophe grec Aristote, ou encore à la modération et à l’abstinence, qui sont devenus des tabous (9, p.53).
Aurons-nous la volonté de nous dégager de ce carcan sociétal et de consacrer une part de notre énergie à devenir différents face à la réalité façonnée par les normes sociales et économiques en vigueur ?
Michel Damar Joseph Pirson
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1 Joseph Fletcher, cité par Peter Singer (Practical Ethics, Cambridge University Press, 2e édition, 1993).
2 de Waal Frans, Le Bonobo, Dieu et nous, Actes Sud, Babel, 2015.
3 Xerri Jean-Guilhem, Prenez soin de votre âme, Cerf, 2018.
4 Kabat-Zinn, L’éveil de la société, Les arènes, 2020.
5 Van de Wetering, Janwillem, Le Miroir vide, Payot, Rivage poche, 2000.
6 Næss Arne, Une écosophie pour la vie, Seuil, 2017.
7 Morton Timothy, La pensée écologique, Zulma Essais, 2010.
8 Boundja Claver, Philosophie du développement humain, L’Harmattan, 2014.
9 Astor Dorian, Deviens ce que tu es, Autrement, 2016.