Depuis plusieurs années, le monde du travail connaît des évolutions significatives dans nombre d’organisations privées, publiques ou associatives. Dans la suite de l’article, j’ utiliserai uniquement le terme entreprises pour couvrir ces 3 modes d’organisation.
On a notamment beaucoup parlé d’entreprises libérées, mais aussi d’entreprises délibérées pour souligner la nécessité de mener un dialogue interne approfondi associant les différentes strates de celles-ci.
L’objectif de cet article, qui reprend un exposé que j’aurais dû donner dans un atelier de réflexion dans le cadre de Rivespérance 2021, mais qui n’a pu avoir lieu. Il s’inscrit dans un questionnement fondamental, à savoir faut-il changer les « règles du jeu » dans l’entreprise ou « changer le jeu » ?
Dans un premier temps, il vaut la peine de se demander ce que nous apprend la période de pandémie. Je puis la résumer ainsi.
- La limite de la communication électronique dans les rapports humains.
- Le risque d’accentuer la division du travail.
- Le difficile équilibre à trouver dans l’isolement.
- L’enjeu du travail par objectif, avec son corollaire l’autonomie et la contractualisation.
- L’importance du dialogue face à face.
- Le nécessaire renforcement du feedback.
- Le besoin d’humanisation du travail.
- L’interrogation sur la finalité de l’organisation et sur son mode de fonctionnement interne.
Face à ses enseignements, quatre vecteurs d’action peuvent être définis, qui ont été approfondis ou non. Ils sont donc autant d’opportunité d’évolution.
- Revoir l’équilibre entre télétravail et présentiel.
- Revoir l’équilibre entre individuel et collectif avec un impact sur l’aménagement des locaux, l’entreprise devenant un lieu privilégié de créativité collective
- Revoir la stratégie de l’entreprise dans son rapport au monde.
- Revoir la dynamique interne des rapports entre dirigeants et dirigés.
Une étude du groupe Manpower datant de juin 2020 et couvrant 8000 employés dans 8 pays a mis en évidence la réorientation des demandes de compétences sur les plans technique et humain. Ont été ainsi mis en avant : l’importance de la prise d’initiatives et de la prioritisation des actions, la capacité d’adaptabilité, le développement du raisonnement analytique, la construction des relations, la communication, l’empathie, et, enfin, l’intégrité ; le tout soutenu par du coaching.
La même question se pose au niveau sociétal : que nous a appris le confinement ? Je mets cinq points en évidence.
- Un surcroît de conscience : la possibilité de « se situer autrement au même endroit », « vivre chez soi d’une autre façon » comme l’a écrit Bruno Latour.
- La perception qu’une solution individuelle ne suffit plus.
- Les limites du monde d’avant.
- Une accentuation des inégalités.
- Le déclin du sentiment de bien-être et une accentuation des problèmes de santé mentale – trend croissant depuis la crise financière de 2008 – en particulier chez les jeunes (anxiété, stress, peur de l’avenir).
- L’accentuation de grandes interrogations sur le modèle économique, le rôle de l’entreprise et le rôle de l’Etat.
L’exemple du monde hospitalier est frappant, qui a connu de nombreux symptômes d’effondrement individuel (SEI) : qui suis-je dans le système hospitalier et que devient mon identité ? Un conflit que j’appelle « structurel » existe entre : aider le patient, prendre soin de soi et répondre aux exigences de l’entreprise et des pouvoirs publics.
La conclusion que j’en tire est qu’il me paraît impossible de dé-lier la problématique de l’entreprise et la problématique sociétale dans la résolution des problèmes du monde du travail.
Ceci pose dans un premier temps l’importance que l’entreprise soit une entité porteuse de sens.
Comme l’a écrit François Cheng, sens veut dire à la fois sensation, direction et signification. Le sens en entreprise se trouve dans le contenu du travail, la capacité de se développer, de se dépasser, la qualité du lien relationnel, la participation aux décisions qui est un enjeu de la gouvernance et enfin la conviction que l’entreprise joue un rôle dans la société. Dans « La comédie (in)humaine », Nicolas Bouzou et Julia de Funès ont écrit : « Le sens ne se donne pas et ne se décrète pas; il se par le désir et grâce à la contribution de chacun ». Je résume ceci en une phrase, celle de Nicolas Hennon : « Permettre à chacun de pouvoir prendre des décisions en toute autonomie avec confiance et audace dans sa mission et zones de responsabilité pour créer de la valeur et se réaliser ».
Ceci me conduit tout naturellement à aborder la question du niveau de conscience dans l’entreprise, qui reflète son niveau de maturité, non dans la réalisation de la production de biens ou de services, mais dans son « éveil », et ce, sur base des travaux de Richard Barrett
- La conscience de survie, liée au besoin humain de travailler pour assurer sa subsistance.
- La conscience relationnelle, liée au besoin de créer des relations de travail épanouissantes au sein de l’entreprise.
- La conscience de l’estime de soi, liée à la perception d’être reconnu comme personne dans l’entreprise et du sentiment d’être respecté par les autres.
- La conscience de la transformation, liée à la réalisation et au développement de soi par le travail dans l’entreprise.
- La conscience de l’être, la perception que notre action dans l’entreprise a un sens et que nous pouvons lui apporter quelque chose de spécifique.
- La conscience de la société, liée au rapport que nous voyons entre notre contribution à l’entreprise en rapport avec les besoins de la société locale et du monde.
Si l’on approche la question en termes de valeurs, cela revient à se demander sur quelles valeurs s’appuyer pour monter progressivement en conscience dans l’entreprise ? J’identifie les valeurs suivantes : l’égalité (l’accès égal aux moyens de l’entreprise), la solidarité (renforcer le collectif par rapport à l’individuel, la démocratie participative qui implique dialogue liberté et autodétermination, l’épanouissement (le développement de soi pas comme personne, donc non réduit à la dimension travailleur).
Pour croître dans ces niveaux de conscience et pour traduire ces valeurs dans les faits, on peut se demander si l’entreprise d’aujourd’hui peut y répondre ? Je constate en tout cas que les pressions sont croissantes pour éroder le modèle économique actuel : les exigences des travailleurs, la mobilisation citoyenne et particulièrement des jeunes pour un changement du modèle grâce à des comportements individuels nouveaux, le nouveau rôle de l’Etat dans un contexte de changement climatique et de dégradation de la biodiversité.
Ma réponse à cette question est négative et c’est ce que je vais tenter de développer maintenant.
Il devient de plus en plus nécessaire d’appliquer un double isomorphisme, un parallélisme entre apporter de la considération pour les clients et pour les travailleurs et un parallélisme entre apporter de la considération pour les travailleurs et pour la nature et ses composantes. C’est introduire l’écologie profonde dans le monde du travail. Ce double parallélisme se fonde sur le paradigme d’une mise sur pied d’égalité de tous les éléments du vivant.
Ceci demande une évolution radicale de l’entreprise en deux étapes.
La première étape est de créer le label d’entreprise d’intérêt général, caractérisée par les éléments suivants
- Plan à long terme: neutralité carbone et économie circulaire avec mise en réserve des montants nécessaires.
- Anti-chambre du tricaméralisme: renforcement du rôle du conseil d’entreprise pour les décisions stratégiques et nomination d’administrateur(s) représentant l’intérêt général – ce qui ne recouvre pas le même concept qu’administrateur indépendant –.
- Affectation de 30 % des bénéfices à des causes sociétales (certaines entreprises, trop rares le font)
- Facteur 12: écart salarial maximal (certaines entreprises, trop rares, l’appliquent)
- Reconnaissance du label avec avantage fiscal.
La seconde étape est de revoir les relations de pouvoir dans l’entreprise, dans le but de concrétiser les enjeux cités ci-avant par une redéfinition du « jeu ». Ceci implique qu’il y ait un tri- caméralisme : une chambre pour les détenteurs des capitaux, une chambre représentant les travailleurs et une chambre représentant la société (au sens le plus large comprenant la nature car il est nécessaire que la nature soit aussi « représentée »). Ces chambres auraient un pouvoir égal pour le choix du PDG, la définition de la stratégie et l’affectation des bénéfices.
Dans cette étape, et dans le but de multiplier les points de vue et d’empêcher un actionnaire majoritaire de faire la loi, la détention du capital par un seul actionnaire serait plafonnée.
Post-scriptum : pour rédiger cet article, mes auteurs ont été Yves Clot, Isabelle Ferreras, Gael Giraud, Arne Naess et Erik Olin Wright.