Récemment, la RTBF a diffusé le film « Au nom de la terre ». Les personnes qui l’ont regardé et réagi émotionnellement comme je l’ai fait, en écho à mes racines agricoles, n’ont pas manqué d’être interpellés par la solitude de cet agriculteur et sa descente aux enfers devant l’accumulation de problèmes et de dettes auquel il était confronté. Tiré de la propre histoire du réalisateur, mais rejoignant celle de milliers d’agriculteurs, la fin du film met en avant qu’en France, un agriculteur se suicide tous les jours. Le taux de mortalité en France dans cette population est nettement plus élevé que celui de la population prise dans son ensemble. Il n’existe manifestement pas d’étude similaire en Belgique.
Une étude de l’OMS datant de 2016 montre cependant que la Belgique arrive en 11ième position (estimation du taux global des suicides basé sur le nombre total de suicides, divisé par la population totale) : 20 suicides pour 100 000 habitants par an. La question est maintenant de savoir comment la pandémie et son cortège de souffrances va faire évoluer ce chiffre et pour quelles tranches de la population.
En particulier, il serait utile d’apprécier dans le temps l’impact de ce qu’on appelle aujourd’hui la solastalgie ou éco-anxiété, cette forme de souffrance et de détresse psychique ou existentielle causée par les changements environnementaux passés, actuels et attendus, en particulier concernant le réchauffement climatique et la biodiversité (définition wikipédia). Une récente étude de l’UCLouvain vient de montrer qu’un belge sur dix se dit déjà anxieux au point que cela se répercute sur sa vie privée ou sur sa vie sociale.
Mon propos est d’élargir la réflexion à partir de la phrase de Camus extraite de son livre « Le mythe de Sisyphe »: « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux: c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie ».
Tout d’abord, dans le film, je constate que la solidarité a peu de poids: sa famille est impuissante et l’entreprise à laquelle il a fait confiance pour le suivre dans l’exploitation de sa nouvelle unité d’élevage de poulets ne lui apporte aucun soutien. Même l’institution psychiatrique, au sein de laquelle il a séjourné, lui a apporté un soulagement qui, hélas, est passager. En Belgique, notons au passage que des structures existent pour assurer un suivi de soins psychiatriques à domicile après un séjour hospitalier, ce qui est indispensable. La solidarité paysanne, telle que je l’ai connue dans mon village dans les années soixante, fait aussi défaut. Elle n’a pas été facteur de résistance collective contre cet univers hyper-libéral, comme Michel Houellebecq l’a décrite dans « Sérotonine ». Dans son roman, l’épilogue est le même : la reconnaissance qu’une limite est atteinte.
Ecrire qu’une limite est atteinte peut donner le sentiment que la question est uniquement personnelle alors que les enjeux collectifs sont nombreux. Dans son dernier livre (A la folie), Joy Sorman écrit que les suicidaires sont d’abord des suicidés de la société. Nous y reviendrons dans un prochain article consacré au monde du travail en transition. Précisons seulement ici que la faible place réservé au développement humain dans nos sociétés gouvernées par le profit, et par un affaiblissement orchestré de l’Etat à partir d’une conception libérale économique, donnent à cette question une dimension collective forte. Si j’y ajoute les conséquences de cette idéologie – car c’est est une – sur l’évolution de la planète, le tour d’horizon devient complet et inquiétant.
Revenons maintenant au questionnement personnel.
Dans son livre paru en 2020, le philosophe français François Galichet pose la question : « Qu’est-ce qu’une vie accomplie ? ». Il répond à partir de l’image du peintre qui termine son tableau, fait les dernières touches importantes et se dit : voilà ! mon œuvre est terminée et elle est bien ainsi. Il n’y a plus rien d’autres à désirer, écrit-il. Serge Marquis, médecin canadien spécialiste en santé communautaire, pose la question d’une autre façon, plus tournée vers l’avenir et rejoignant totalement l’interrogation de Camus : qu’est-ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ? Certains trouveront la question pessimiste. Je la trouve pleine de sens, et à tous les âges de la vie, car sa réponse en accord avec sa personnalité apporte un plus à son Être sur terre. N’existe-t-il pas « Une seconde vie » comme l’a écrit François Jullien, une vie sur terre, différente de ce que l’on a vécu à ce jour, basée sur ses acquis ou sur des talents encore non encore valorisés, à la fois un affranchissement du passé et l’émergence dans le réel d’un potentiel ? C’est Charles Wright qui écrivait récemment : « un être ne vaut que par le mouvement qui l’emporte en avant » (Le Chemin des estives).
Rimbaud, ce poète extraordinaire, a terminé sa vie d’écrivain à 20 ans pour s’en aller bourlinguer dans le monde. Il estimait avoir écrit tout ce qu’il avait en lui de poésie et est passé à une autre vie, faite d’aventure, de commerce, pour revenir mourir dans son pays natal à 37 ans. Une fuite ? Peut-être ! Un mouvement comme remède à l’ennui ? Ou aller, comme l’a écrit Baudelaire, « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » (Sylvain Tesson, Un été avec Rimbaud).
Comme le Pierre Jarjeau du film, ou comme tant d’autres, il n’a plus vu cette beauté du monde, en tout cas celle qui n’a pas été détruite par les exactions humaines : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l’ai trouvée amère. Et je l’ai injuriée. », écrit Rimbaud au début d’ « Une saison en enfer ». Mais il termine cet écrit par cette phrase admirable : « Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. »
Merci Michel pour cette chronique porteuse de sens et pour les références littéraires vraiment intéressantes qu’elle contient, de quoi nourrir réflexion et action.
Grand merci pour ton appréciation André.