Face aux phénomènes naturels extrêmes, le stoïcisme de solidarité ?

Les graves inondations du mois de juillet dans plusieurs pays, ainsi que les épisodes  caniculaires à répétition emportant avec elles d’importantes surfaces boisées, s’inscrivent, selon les spécialistes du climat, comme les prémices de changements plus importants à venir. Le récent rapport du GIEC ne laisse plus planer aucun doute à ce sujet.

La question se pose donc de la posture à adopter face à ces évolutions.

Virgile, poète latin, écrivait : « Son esprit demeure inflexible, ses larmes coulent en vain. »

Le stoïcisme deviendra-t-il pour les humains la référence philosophique de ces changements climatiques ?

J’introduis cette réflexion par l’histoire de James Bond Stockdale, relatée dans le numéro de juin 2021 de Philosophie magazine. Stockdale, pilote de l’US Navy au moment de la guerre du Vietnam, resta enfermé de 1965 à 1972 dans une prison au centre de Hanoï. Il a décrit ses années éprouvantes dans un livre, soulignant à quel point le Manuel d’Epictète, un des grands auteurs stoïciens de l’époque romaine, l’avait soutenu au long de ses années. Ce Manuel, il l’emportait toujours avec lui depuis ses études à Stanford.

Dans son livre, il écrit notamment : « tout ce que je sais à propos d’Epictète, je l’ai développé moi-même au cours des années. Cela a été une relation exclusive de lui à moi. Epictète a été au combat avec moi, il a été dans les fers avec moi. Les longues périodes où j’avais les yeux bandés, il était avec moi. Il m’a fait comprendre que ma seule et véritable affaire était de garder le contrôle sur ma conduite morale. En réalité, ma conduite morale est ce que je suis. Epictète m’a appris que je suis totalement responsable de ce que je fais et dis ; que c’est moi et moi seul qui décide de ma propre destruction et de ma propre délivrance ».

Etre invulnérable dans des circonstances extrêmes, selon un mot employé dans le Manuel !

Figure connue aux Etats-Unis, il fut colistier de Ross Perot lors de l’élection présidentielle de 1992.

L’article se termine sur une question importante : « Nous, qui n’avons pas à survivre – on touche du bois – mais à vivre, en veut-on seulement de ce stoïcisme si décisif pour lui ? Est-ce cela que nous voulons, se retirer en soi et se détacher du monde, devenir inébranlable et imperturbable comme une statue, décorée ou non ?

Dans la parole aux lecteurs, le numéro suivant contient une réflexion tout aussi intéressante de Chantal de Carfort, philosophe : « Finalement, de ce stoïcisme-là, on n’en veut pas trop, mais du stoïcisme, moi j’en veux bien un peu : non celui dont on use comme une arme de résistance ou de combat face à l’ennemi, non comme une philosophie qui me rendrait sourde à mes souffrances et plus encore à celles d’autrui, mais comme le remède imparable qui calmerait un besoin insatiable de reconnaissance. »

L’évolution climatique accélérée que nous sommes en train de vivre conduit à reposer la question d’une manière qui pourrait être finalement assez proche de ce que James Bond Stockdale a vécu, à savoir des conditions de vie extrêmes pour des millions de personnes, sans qu’elles puissent y changer grand-chose sinon de fuir et de se reposer sur la solidarité d’autres peuples. Un professeur en physique de l’environnement que je consultais à ce sujet m’expliquait que si rien ne change, la Terre sera déjà invivable en 2100.

Rappelons d’abord la pensée centrale du premier chapitre du manuel : occupons-nous de ce qui dépend de nous – la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons – et pour ce qui ne dépend pas de nous, cela ne nous regarde pas.

Mais sa pensée n’exclut en aucune manière le volontarisme ; ainsi, le chapitre VIII est formulé ainsi : N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites; décide de vouloir ce qui arrive comme cela arrive et tu seras heureux.

Comment faire face, se demande-t-il ensuite dans le chapitre X : Devant tout ce qui t’arrive, pense à rentrer en toi-même et cherche quelle faculté tu possèdes pour y faire face. Tu aperçois un beau garçon, une belle fille? Trouve en toi la tempérance. Tu souffres? Trouve l’endurance. On t’insulte? Trouve la patience. En t’exerçant ainsi tu ne seras plus le jouet de tes représentations. Il prolonge cette réflexion dans le chapitre XLVIII : tout attendre, en bien comme en mal de soi-même et pas des circonstances extérieures.

Il aborde de nouveau la question du faire face dans le chapitre XXI par rapport à des événements extrêmes : Que la mort, l’exil et tout ce qui semble redoutable soient présents à tes yeux tous les jours; la mort surtout, et jamais tu n’auras de pensées lâches, ni de désirs immodérés.

Le chapitre XXIV.4 aborde la question du rôle du citoyen dans la patrie : «Mais, dis-tu, ma patrie resterait sans secours quand je pourrais l’aider.» Là encore, de quelle aide parles-tu? Tu ne peux lui offrir ni thermes, ni portiques? Et alors? Le forgeron lui offre-t-il des chaussures, le cordonnier des armes? Il suffit à chacun d’accomplir sa tâche. En travaillant à fabriquer pour elle un citoyen de plus, plein de loyauté et de respect de soi, ne ferais-tu rien pour elle? Bien sûr! Donc, tu peux, par toi-même, être utile à ta patrie. » Et il ajoute au point 5 en faisant le lien avec les valeurs personnelles : «Quelle place aurai-je dans la cité?». Celle où tu pourras rester loyal et digne d’estime. Mais si, voulant servir la patrie, tu réduis à néant ces vertus, une fois perdus toute loyauté et tout respect de toi, quels services pourrais-tu lui rendre? ». Interprétant aujourd’hui le mot patrie par le monde ou la terre, cela donne à cette pensée une signification bien en phase avec les enjeux de notre temps.

Les aspects relationnels sont également présents dans la pensée d’Epictète. Ainsi au chapitre XXX : «La plupart du temps, notre conduite se mesure à l’aune de nos relations. «Celui-ci est mon père? Je dois prendre soin de lui, lui céder en tout, supporter ses injures, ses coups… Mais, c’est un mauvais père!» Eh bien, la nature ne t’a pas fixé pour rôle de vivre avec un bon père, mais avec un père. «Mon frère me fait du tort!» Alors garde, vis-à-vis de lui, le poste qui est le tien et ne te demande pas comment il se conduit, mais comment, toi, tu dois te conduire pour suivre, dans tes choix, ce qu’enjoint la nature. Personne ne te fera de mal, à moins que tu n’y consentes; le mal ne viendra que lorsque tu jugeras qu’on te fait du mal.

De la même façon, examine ce que doivent être tes relations avec tes voisins, tes concitoyens, le gouverneur de ta province, et tu sauras quelle conduite adopter à l’égard de chacun d’eux. »

Il recommande d’agir selon ses possibilités. Ainsi au chapitre XXXVII : « Si tu te lances dans une entreprise qui dépasse tes forces, non seulement tu te conduis comme un idiot, mais tu négliges d’accomplir ce qui était dans tes possibilités. »

Progresser comme être humain, voici une autre pensée importante contenue dans le chapitre LI.2 : « Décide donc tout de suite de vivre en adulte résolu à progresser. Que tout ce qui te semble le meilleur te soit une loi incontournable. En présence de quelque tâche pénible ou agréable, glorieuse ou honteuse, dis-toi que tu dois te lancer; que les Jeux olympiques sont ouverts; que tu ne peux plus tergiverser et qu’en un seul jour une seule action peut anéantir ou confirmer ton progrès moral. »

Dans le chapitre XXIX de certains textes – qui est en fait un Extrait des entretiens –, il souligne l’importance de réfléchir avant d’entreprendre : Pour tout ce que tu entreprends, examine les tenants et aboutissants avant de passer à l’action. Sans cela, tu seras d’abord plein de zèle, parce que tu ne penseras à rien de ce qui va s’ensuivre, et puis, dès que

surgiront les difficultés, tu abandonneras lâchement la partie. ». Cela signifie : mesure bien les conséquences si tu te lances dans la recherche par exemple d’une carrière.  Et il conclut ainsi : Il faut que tu sois un seul homme; bon ou mauvais. Il te faut cultiver ou bien la part qui dirige ton âme, ou alors tes biens matériels; consacrer tes efforts au dedans ou au dehors; c’est-à-dire régler ta vie en philosophe ou en homme ordinaire. »

Dans une perspective d’un changement radical dans les conditions de vie sur Terre, perspective qui est aujourd’hui certaine mais dont l’ampleur va dépendre de la capacité des humains à prendre rapidement les actions nécessaires, l’alternative posée par Epictète de concentrer ses efforts au-dedans ou au dehors – dans la recherche des biens matériels – est importante. L’enjeu est de consacrer ses efforts au-dedans et au-dehors : au-dedans en cultivant des valeurs personnelles de volontarisme, de progrès comme personne, d’endurance devant les situations en aggravation ET au dehors en soutenant la « patrie » (comme il l’appelle), et que j’appelle plus largement la communauté des vivants humains et non-humains, dans les efforts à mener pour réduire le plus possible les conséquences qui changements qui s’amorcent, en fonction de ses possibilités personnelles.

Epictète nous rappelle donc à la fois du travail sur soi et l’importance de se demander ce que chacun peut faire pour la patrie : le « stoïcisme militant ».

Mais il importe de ne pas occulter la dynamique et le rôle de la collectivité comme organe disposant de capacités accrues pour investir dans le but de se prémunir contre les changements et de venir en aide aux personnes touchées par des tremblements de terre, des inondations, la famine … Ne pas se sentir seul dans ces moments mais au contraire épaulé par la collectivité et la solidarité.

C’est ce que j’appelle le stoïcisme de solidarité.

* L’expression est de Corinne Morel Darleux, qui s’est installée dans la vallée de la Die au pied du Vercors, pour mener des actions locales en réponse à l’urgence écologique, et qui se caractérise ainsi.

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Un commentaire pour Face aux phénomènes naturels extrêmes, le stoïcisme de solidarité ?

  1. Liên dit :

    Très bel article ! Merci Michel !

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