Notre société est actuellement soumise à de multiples tensions. Même si celles-ci sont sources de souffrances et de mal-être, elles constituent aussi une opportunité d’évoluer positivement, de trouver un chemin plus en harmonie avec « la marche vers la vie ouverte » comme l’a écrit François Cheng dans son livre « Cinq méditations sur la beauté » (Livre de poche, p.19).
Ceci est vrai tant au niveau du développement humain que dans celle d’une organisation ou d’une société.
Le risque de vivre « en tension » est qu’elle demeure inconsciente, à savoir si enfouie dans le tréfonds de notre être, ou dans le substrat culturel d’une collectivité, qu’il est difficile de la nommer avec le mot juste, le mot qui éclaire.
La première démarche est donc de la rendre consciente. Pour une personne, l’introspection n’est pas suffisante ; l’altérité (à savoir la rencontre de l’autre avec qui un rapport de confiance existe) permet aussi de la faire émerger. Au sein d’une collectivité, cette altérité est plus facile à mettre en place à condition que la tension ne se traduise pas en termes de violence ou de résignation, autant de réactions qui bloquent les tentatives d’introspection collective.
Une fois la tension reconnue et nommée, l’accepter comme une réalité et la nommer constituent la seconde étape. Mal nommer un objet, c’est ajouter aux malheurs de ce monde, comme l’a écrit Camus.
La pensée chinoise ancienne est une pensée qui intègre les contraires. La cosmologie chinoise est fondée sur l’idée du Souffle primordial qui s’exprime à travers le Souffle Yin et le Souffle Yang avec en son centre le Souffle du vide médian « qui a le don de les entraîner dans l’interaction positive, cela en vue d’une transformation mutuelle, bénéfique pour l’un et pour l’autre (Cheng, p. 74-75).
La transformation est donc un acte porteur d’avenir qui permet de dépasser la tension des contraires et la poursuite de la marche en avant de la vie. L’expression n’est pas vide de sens, au contraire, à un moment où des voies de plus en plus nombreuses s’élèvent contre la chute dramatique de la biodiversité ou même de la possible extinction de l’espèce humaine. Cette idée de transformation rejoint celle de Bruno Latour qui lui parle d’engendrement (Où suis-je ? 2021) : une tension résolue peut engendrer une trajectoire nouvelle, une bifurcation comme disent les prospectivistes.
Comment nommer aujourd’hui les tensions qui nous traversent ? J’en ai identifié sept que je puis décrire ainsi. L’ordre présenté n’est en rien le signe d’une quelconque priorisation.
Tension 1 : liberté – contrainte
Liberté, ce nom est écrit sur beaucoup de frontons ; combien de fois l’avons-nous évoqué durant cette pandémie, en décriant les collectivités qui ont mis en avant le bien commun de la santé au détriment de la liberté individuelle ? Cette tension est alimentée par la peur de vivre demain avec une restriction de nos libertés. Liberté qui, dans le domaine économique, s’oppose à la régulation des marchés – la récente faillite du hedge fund Archegos Capital Management en est la dernière illustration ; liberté qui, dans le domaine social et fiscal, s’oppose à la solidarité ; liberté qui, dans la sphère écologique, s’oppose à la santé de la planète.
La liberté s’arrête où commence celle des autres. Ce discours assez classique me paraît aujourd’hui dépassé. Il mérite d’être remplacé par : la liberté s’arrête où commence les atteintes à la vie ouverte de la société et de la terre. C’est ce que me paraît dire le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans sa récente interview dans L’Obs du 22 avril : « quand j’entends quelqu’un rouspéter, au nom de sa ‘liberté’, parce qu’on lui demande de bien porter son masque, je pense surtout ‘liberté de rendre service au virus’.
Tension 2 : localisme – mondialisme
Le blocage récent du canal de Suez n’a été que la dernière illustration du gigantisme du commerce international. Le recours à la Chine pour la production de masques au début de la pandémie avait déjà montré toute la faiblesse d’une économie mondiale dont les acteurs visent à produire à moindre coût pour dégager les profits les plus larges ; les inégalités présentes dans nos sociétés accentuent cette tendance, pour ne pas dire qu’elles offrent à ces acteurs une justification de leur stratégie.
Durant cette période de faiblesse inimaginée et inimaginable, ce sont les soutiens locaux qui ont permis de faire face tant bien que mal à la situation. Le commerce local et les coopératives de soutien à celui-ci ont trouvé là une réelle plus-value sociétale. Cette réorientation risque, hélas, d’être vite atténuée lorsque la loi du prix du marché a retrouvé toute sa puissance.
Alors que l’économie est au cœur de cette tension, cela ne veut pas dire que la pensée doit être exclusivement locale et non globale. Au contraire, pour aborder les défis de l’heure, penser en termes de collectivité humaine est indispensable.
Tension 3 : sur terre – hors terre
Habiter notre terre renferme une double dimension. La première est de vivre pleinement en harmonie avec les vivants, humains et non-humains. C’est la protéger, ne pas la dégrader, lui donner le temps de se ressourcer, la cultiver, sentir que le parfum de la rose n’est pas le même s’il vient d’un jardin proche ou d’une plantation d’un pays lointain.
Mais c’est aussi ne pas chercher à s’en échapper. Que signifie cette volonté d’installer une vie sur la lune ou même sur mars, alors que des millions d’hommes et de femmes meurent de faim sur terre ? Sinon à la fois une volonté de riches de fuir la planète et l’affirmation que la technologique – capable de produire plus de certitudes ! – permettra aux plus nantis d’échapper à l’enfer sur terre qu’ils entrevoient.
Tension 4 : ouverture – fermeture
Au début du XIV siècle, Dante avait déjà évoqué la souffrance des migrants. Aujourd’hui dans cet espace maritime méditerranéen qui vit notre civilisation se développer, les drames humains qui sont le lot quotidiens montrent à quel point nos sociétés dites développées ont la capacité de se refermer sur elle-même et de refuser de voir en quoi l’ouverture et la diversité constituent des valeurs fortes.
Souvenons-nous aussi qu’au Moyen-Age, ce sont des philosophes arabes établis dans l’Espagne maure qui ont fait découvrir les philosophes grecs, signe que la circulation des idées et des hommes est facteur de progrès.
Tension 5 : sobriété – excès
L’Homo Sapiens a tellement souffert de faim et de soif depuis les temps les plus anciens. C’est hélas toujours le cas de nos jours pour une part importante de l’humanité. Mais il a gardé en lui ce réflexe puissant qui fait évoluer les sociétés dites évoluées vers une gabegie de consommation de biens – la période de pandémie actuelle a bien montré la force de ce réflexe à travers le « shopping touristique » : faire le tour des magasins non pas en vue d’acheter un bien précis mais pour voir une opportunité d’achat intéressante même si elle ne correspond pas à un besoin -.
Tension 6 : incertitude – certitude
Dans son dernier livre « La passion de l’incertitude », Dorian Astor a bien montré que « l’Homo Sapiens est cet animal toujours affamé que la certitude ne comble jamais, toujours poussé par la sensation d’insatiété, le sentiment de non-savoir, qu’il finira par appeler l’infinitude du désir, la marche du progrès ou la quête d’absolu » ( 2020, p.32). J’ai montré dans mon dernier article que le futur n’existe pas:
https://micheldamar.wordpress.com/2021/04/02/le-futur-nexiste-pas/
La certitude absolue est une illusion et tous les efforts de notre société technologiquement avancée pour faire reculer le niveau d’incertitude ne changera rien à la puissance d’un tsunami ou d’une éruption volcanique qui nous forcera à adapter les plans les plus élaborés.
Tension 7 : réel – virtuel
Le développement d’internet a permis l’émergence d’un monde virtuel qui imprègne de plus en plus nos vies et en particulier celles des plus jeunes générations ; à un tel point que le réel devient de plus en plus le virtuel. Le réel est de plus en plus le décor dans lequel nos vies se meuvent et non le vivant dans lequel nous, les vivants, sommes en relations étroites. L’urbanisation croissante de nos sociétés accentue encore ce phénomène.
Ces tensions étant nommées, la force d’une société est de s’en emparer, d’en faire l’enjeu d’un débat démocratique qui mobilise largement les citoyens et l’ensemble des institutions publiques et privées. Elle ne peut être uniquement l’apanage des autorités politiques mais au contraire s’inscrire dans une démarche démocratique vivante.
Que voila, encore, une analyse réaliste et juste. En commentaires, pour le point 1, j’insisterai sur « liberté et responsabilité », sur le point 6, je suis sûr qu’il faut douter objectivement de tout;
Enfin, je regretterai le manque de débat démocratique qui est devenu une dangereuse habitude de nos gouvernement.
Je reste cependant persuadé que nous avons toutes les cartes en main pour un changement en profondeur de nos société. Il est indispensable que chacun en prennent conscience et que tous se mobilise à son niveau.
La prise de conscience n’implique pas, hélas, automatiquement la mobilisation. Sinon, on n’en serait pas là aujourd’hui sur le terrain climatique. Trouver les ressorts pour passer de l’un à l’autre est la clé du changement. D’accord avec toi sur le lien entre liberté et responsabilité; je dirais que se sentir responsable, et agir en conséquence, donne un sens à ma liberté.
Merci Michel pour cet article empreint de beaucoup de vérité et qui pousse à réfléchir. Pour le point 1, c’est vraiment un grand débat actuel. Comment faire cohabiter liberté et responsabilité, Jean-Marie a raison, mais aussi quel choix difficile entre la valeur d’une année pour 1 jeune ou pour nos ainés….
D’accord avec vous sur le lien entre liberté et responsabilité; je dirais que se sentir responsable, et agir en conséquence, donne un sens à ma liberté. La vie a la même valeur pour tous. C’est le rôle de la société de créer les conditions pour que chacun, jeune ou moins jeune, puisse se développer; heureusement que les avancées de la recherche vont permettre maintenant d’éviter de trancher le choix douloureux que tu poses. En attendant, les moments sont difficiles pour tous.
A propos du point 6 , je partage une belle phrase d’Eric – Emmanuel Schmitt : « La vraie sagesse ne revient pas à détenir des certitudes mais à apprivoise l’incertitude ».
Merci, Lien, pour cette citation que je ne connaissais pas; je la partage entièrement.