La définition des priorités
La détermination des priorités apparaît comme une tâche essentielle d’un comité de direction, d’un conseil d’administration ou d’un comité de pilotage. Toutefois, cette fixation des priorités peut être établie de différentes manières. A partir de son expérience dans le groupe Renault puis chez Nissan au Japon, Michel Sailly (p.58-61) met en évidence l’importance de comprendre les différentes facettes d’un problème. Son analyse du groupe Toyota met en évidence l’importance d’une compréhension approfondie de ce que nous nommons « la réalité » et l’intérêt d’associer les acteurs pour collecter des informations qui ne se réduisent pas aux tableaux et aux chiffres : que cherche-t-on à mesurer et quels sont les objectifs réellement poursuivis au-delà des propos convenus ?
Nous privilégions ici la définition des priorités à partir des points critiques.
Un point critique peut être soit un levier, soit une faiblesse. Un levier met l’accent sur ce qui est positif, une faiblesse sur ce qui est un problème.
Un levier qui, en agissant sur une partie du système, peut faire évoluer celui-ci de manière radicale (changement 2) en retrouvant un nouvel équilibre, mais avec des caractéristiques nouvelles. Un auteur comme Malcolm Gladwell a appelé ce levier le point de bascule.
Une faiblesse dans une ou plusieurs composantes du système-entreprise : la résolution de celle-ci va permettre à celui-ci de retrouver son fonctionnement normal (changement 1).
Quand on applique la théorie des systèmes d’information, la question devient donc de trouver les informations à injecter ou à valoriser dans le système pour provoquer la résolution du ou des points critiques. L’information peut venir de son environnement – une critique forte de clients importants – ou de l’intérieur de celui-ci – une grève –.
Les leviers
Dans sa vie personnelle ou professionnelle, chacun a pu faire l’expérience d’un facteur déclenchant une réorientation majeure : un événement extérieur qui touche fortement au plan émotionnel, une prise de conscience radicale que certaines philosophies appellent « l’illumination ». C’est ce qu’Eckhart Tolle décrivait comme l’origine de son livre (p.2): « Cette prise de conscience étrange – que je ne pouvais plus vivre avec moi-même – me frappa tellement que mon esprit cessa de fonctionner. J’étais totalement conscient mais il n’y avait plus aucune pensée dans ma tête… Une peur intense me saisit et mon corps se mit à trembler… Soudain toute peur s’évanouit et je me laissai tomber dans ce vide. Je n’ai aucun souvenir de ce qui se passa par la suite… ».
Dans la vie d’une entreprise ou d’une société, un événement majeur dans son environnement ou à l’intérieur de celle-ci peut provoquer ce que certains sociologues ou spécialistes en prospective appellent une bifurcation. Songeons, en Belgique, à la Marche blanche en 1996 et à la crise de la dioxine en 1999. Songeons aussi à la vente par Rank Xerox de sa division ordinateur qui a permis involontairement le développement du Mac et d’Apple.
On pourrait penser qu’il y a une grande discontinuité entre la dynamique individuelle et collective, mais ce n’est pas le cas.
Dans l’exemple d’Eckart Tolle, on retrouve les deux : sa prise de conscience n’a pas été enfouie mais rendue de plus en plus prégnante et elle a conduit à l’écriture d’un livre, qui a influencé l’existence de nombreuses personnes.
La Marche blanche, réaction de masse suite aux dysfonctionnements dans l’appareil d’Etat, a fait évoluer radicalement la structure policière ainsi que certains aspects du monde judiciaire.
La question centrale est donc de créer ou de trouver le point critique ou de bascule favorisant une évolution ?
Comme Malcolm Gladwell l’explique (2012), la théorie du point de bascule exige une nouvelle conception du monde : accepter que le changement puisse être spectaculaire et exponentiel. Et ce, en partant de la réalité que l’être humain est façonné par son environnement, son contexte immédiat et les personnalités qui l’entourent.
Le thème central de sa réflexion est de découvrir comment susciter un changement important au départ d’une petite modification d’un de ces trois facteurs.
Le contexte : le simple nettoyage des graffitis dans le métro de New-York a fait diminuer la délinquance (p.130). C’est une application de la théorie du carreau cassé élaborée par les criminologues George Kelling et James Q. Wilson : une fenêtre brisée donne l’impression que personne ne s’en préoccupe ; d’autres fenêtres seront alors fracassées et le sentiment se répandra dans le quartier que rien ne va plus. Au plan individuel, mettre la personne dans un contexte différent de son contexte habituel peut l’amener à révéler des qualités insoupçonnées et développer ainsi son potentiel.
L’adhérence : dans un environnement caractérisé par une myriade d’informations, quelle est l’information susceptible de faire adhérer le message à la mémoire ? Dans une université, les campagnes contre le tétanos n’ont été réellement efficaces non pas en présentant toutes les conséquences dramatiques de la maladie, mais en mettant en avant au sein de l’université le lieu et les heures de vaccination (p.92). Au plan individuel, le questionnement socratique par un coach, un ami, un professionnel de la santé … amène la personne à s’interroger sur son comportement, ce qui constitue la première étape du changement.
Les personnalités : repérer quelques personnalités influentes et les mobiliser. C’est ce que Gladwell appelle les oiseaux rares, ceux capables de faire opérer le changement chez la personne ou dans un groupe. La révolution américaine a pu réussir grâce à un homme, Paul Revere, orfèvre de son état, qui avait appris que de grandes manœuvres de l’armée britannique se préparaient et qui a pris son bâton de pèlerin le soir même pour prévenir toutes les communautés environnantes de se mobiliser pour combattre (p.35).
Au plan individuel, c’est la rencontre du philosophe Alexandre Jollien avec un jésuite qui l’a amené à quitter la Suisse et à vivre avec sa famille en Corée du Sud en se mettant à l’école de Bouddha et de Jésus. Ou encore, dans une entreprise, c’est l’apport d’un spécialiste reconnu en GRH – gestion des ressources humaines – qui a pu provoquer une prise de conscience suffisante sur les lacunes dans les pratiques et faire ainsi évoluer radicalement le système RH – ressources humaines –.
Ainsi donc, trouver le point de bascule peut être le fait du hasard d’une rencontre, du résultat d’une réflexion personnelle ou d’une intuition créatrice. Mais il restera lettre morte sans la volonté d’en faire un trajet nouveau de vie.
L’Appréciative Inquiry – AI – ou exploration appréciative, développée par David Cooperrider et Diana Whitney (2016 pour l’édition française), est une approche qui valorise les aspects positifs de l’organisation et donc constitue un levier puissant de motivation et de changement. Partant de l’identification par le personnel d’une intention positive, l’AI explore dans une première étape les forces positives au sein de l’entreprise en revisitant le passé, les bonnes pratiques, les ressources personnelles et les facteurs de succès. Cette étape est menée au moyen de multiples dialogues en binômes, puis en groupes, incluant toutes les catégories de personnel et les parties prenantes. Le levier se situe dans cette étape d’exploration positive. Elle permet de visualiser les souhaits pour faire émerger une vision du futur. Cette vision va se traduire ensuite dans la co-construction de l’organisation permettant de concrétiser la vision. Enfin, vient la phase ultime de lancement concret des innovations.
Ce sont les 4D de l’AI : découverte, devenir, design, déploiement. (p.66). Les 3 derniers D sont proches de l’approche développée par Scharmer expliquée dans la partie 1.
Les faiblesses
Complémentairement à ce qui est proposé pour identifier les freins à l’initiative dans la partie précédnte, il est intéressant de poser un diagnostic à partir de questions ouvertes posées à un nombre suffisant de personnes.
– Quelles sont les faiblesses de chacune des « saisons » de l’entreprise ? Quelles sont les excès de chacune d’elles ?
– Quels sont les faiblesses dans chaque niveau logique de changement et à quelle(s) saison(s) appartienne(nt) ces faiblesses ?
– Quelles sont les faiblesses dans chacune des étapes de la pratique collective du U ?
– Quelles sont les faiblesses dans l’application des cinq affirmations de la carte managériale citées plus haut ?
Travailler sur les faiblesses peut se faire en appliquant une stratégie de résolution de problèmes, sur base du modèle SCORE à partir de la relation entre cinq éléments. (Louis Fèvre, Chantalle Servais, Gustavo Soto, p.200)
Symptômes.
Les symptômes, reflets visibles du problème, peuvent apparaître sous deux formes : soit un dysfonctionnement par rapport à un objectif défini préalablement, soit un malaise ou une incohérence entre les niveaux logiques de changement.
Le fait de constater un malaise ou une incohérence suppose la comparaison – de préférence explicite – entre un état présent et un état désiré qui devrait donner lieu à une définition d’objectif.
Causes.
Ce sont les éléments sous-jacents qui permettent au symptôme de perdurer. Elles sont moins évidentes que le symptôme, situées souvent à un niveau logique de changement supérieur, elles sont plus systémiques et moins conscientes – ce qui ne facilite pas la résolution du problème –.
Une cause immédiate provient souvent d’une série d’autres, associées en parallèle ou en chaîne. C’est pourquoi certains problèmes, apparemment résolus, réapparaissent ensuite.
Objectifs.
Ils sont à définir avec précision, mais sans précipitation : un objectif souhaitable peut en voiler un autre, plus fondamental ou plus réaliste. Un objectif défini comme l’inverse du symptôme est habituellement trop court, manquant de méta-objectif.
Ressources.
Il s’agit de définir les éléments sous-jacents qui fortifient l’état désiré, permettent le changement, et rendent possible, par l’atteinte des objectifs, la disparition structurelle et durable du symptôme. Pour y parvenir, il est important de vaincre les résistances, qui tendent à revenir à l’état présent.
Effets.
Ce sont les résultats à court et long terme produits par le fait d’avoir atteint les objectifs.