Lors d’une présentation lors de mon cours à l’Université de Namur, le dirigeant d’une entreprise publique a cité deux livres dont le rapprochement m’a fait réfléchir. Le premier est « Le livre des décisions » de Michaël Krogerus et Roman Tschäppeler ; le second s’intitule « La peur de décider » du thérapeute italien bien connu, Giorgio Nardone.
Le premier livre présente 50 modèles qui aident à la prise de décision : parmi les plus connus étant bien sûr l’analyse SWOT – Strenghs, Weaknesses, Opportunities, Threats-, ou la pyramide de Maslow sur les besoins. D’autres sont moins connus, comme le modèle du gruyère qui explique que les accidents les plus graves sont dus à la combinaison de trois erreurs : les vraies erreurs, qui apparaissent quand une mauvaise suite d’opérations est effectuée, les ratés, conséquences de l’oubli d’une action au sein d’un processus, et les dérapages, suite à l’application erronée d’une mesure correcte ; ou encore le modèle des conséquences qui explique la nécessité de prendre des décisions même sans avoir toutes les informations à disposition, ne fût-ce que pour être me premier sur le marché (du commerce par internet sur un marché local, par exemple).
Ce dernier modèle fait bien le lien avec le livre de Giorgio Nardone : toutes les démarches « méthodo- logique » présentes leurs limites si le décideur a peur de décider. Selon Nardone, la peur de décider présente cinq formes différentes : la peur de se tromper, la peur de ne pas être à la hauteur, la peur de s’exposer, la peur d’être impopulaire, la peur de ne pas avoir le contrôle ou de le perdre. Une illustration souvent présente de ces peurs est celle de se remettre en question, qui empêche par exemple de recourir à un coaching ou à un audit externe.
La nature complexe, critique ou difficile d’une décision, le fait qu’elle présente souvent un caractère irréversible – que ce soit la décision de lancer un nouveau produit, de prendre pied dans un nouveau marché, d’investir dans de nouveaux bâtiments, ou sur le terrain personnel, de changer de vie, de rompre avec son partenaire – requiert selon Nardione quatre compétences :
- Développer ses connaissances en rapport avec la sphère de la décision : connaissances spécifiques à cette sphère mais aussi méthode d’approche – ce qui nous ramène au livre des décisions – ;
- Etre à même de trouver les solutions aux problèmes qui peuvent se poser et mettre ses solutions en pratique.
- Savoir convaincre de la pertinence des choix effectués.
- Savoir gérer les différentes formes de souffrance liée à la peur de décider.
J’ajouterais disposer des informations requises pour alimenter la prise de décision.
Une approche complémentaire peut se faire à partir des modèles de personnalité et de leadership : la probabilité pour un décideur de se tromper est plus faible si ses trois centres d’énergie l’amène à la même conclusion.
Rappelons que les trois centres sont : l’instinctif, le mental et l’émotionnel. Dans la prise de décision, unifier l’intelligence du corps, de la tête et du cœur constitue donc la clé de la bonne décision. Dans « La théorie U, renouveler le leadership, Otto Scharmer parle d’esprit ouvert, de coeur ouvert et de volonté ouverte.
Esprit ouvert: voir avec un oeil neuf, réfléchir et s’interroger, afin d’éviter de reproduire les schémas du passé.
Coeur ouvert: percevoir ce qui se passe dans champ d’action, écouter de manière empathique les clients, leurs besoins et s’adapter.
Volonté ouverte: déployer les actions qui résultent d’une vision bâtie sur la raison et l’ouverture.
Ceci signifie que le décideur, à partir de sa connaissance du terrain, de son expérience, doit pouvoir entrer dans un espace-temps suffisant pour véritablement « sentir » ce que ses centres lui disent. Un tiraillement interne signifie qu’il n’y a pas d’alignement entre ces trois centres et que son exploration doit se poursuivre. J’emploie ici aussi et volontairement le concept d’espace-temps comme je l’ai fait dans l’article de début septembre
https://micheldamar.wordpress.com/2017/09/01/la-creativite-dans-le-leadership-et-lecriture/
pour bien indiquer que cette présence à soi, pour être réellement forte, doit se faire dans un espace propice à l’exploration de son Moi profond et en libérant le temps nécessaire.
Le lecteur aura compris que prendre une décision « instinctive » ne mobilise qu’un des centres et augmente donc le risque de prendre une mauvaise décision. C’est ce que j’appelle le syndrome de la guêpe, tiré d’une expérience vécue.
En conduisant ma voiture, je panique à la vue d’une guêpe présente dans l’habitacle. Ma réaction instinctive est d’ouvrir la fenêtre et de la chasser, tout en prenant le risque de dévier radicalement de ma trajectoire. L’instinct est aveugle et un peu de raisonnement suffit pour se dire que la force du vent liée à la vitesse rend cet espoir absurde. Heureusement un klaxon prolongé de la voiture derrière la mienne me ramène à la réalité et remet le mental en selle : je m’arrête sur le côté de la route et arrive alors sans difficulté à faire sortir la guêpe !
La panique de l’instant est imprimée dans mon mental m’a conduit à refaire plusieurs fois un scénario alternatif dans ma tête pour éviter une réaction instinctive analogue si une telle situation devait par malheur se reproduire.
Un autre exemple: dans l’histoire d’une fusion avortée entre institutions, les décideurs d’une de celles-ci ont rejeté la fusion à une courte majorité par peur de perdre le contrôle, et ce, malgré les arguments rationnels mis en avant. Le centre mental –les arguments rationnels pour la fusion – n’était pas aligné avec les centres émotionnel – la tristesse que notre institution perde son âme – et instinctif – l’irritation de voir d’autres personnes décider de notre avenir –.
Un dernier témoignage d’un entrepreneur confronté à des décisions difficiles, particulièrement d’investissements dans un environnement économique incertain :
« J’ai dans mon bureau des citations et aphorismes encadrés sur un mur. Ils sont sensés me stimuler. Il y en a deux qui sont reliés à ce problème de décision :
-« ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles » de Sénèque
– « Celui qui veut trouve les raisons, celui qui ne veut pas trouve les excuses »
C’est l’ampleur de l’investissement qui me fait fortement réfléchir. Pour prendre ma décision finale:
– j’essaye de de recueillir les sentiments de mes plus proches collaborateurs par rapport à cette décision
– Je prépare un plan financier avec l’aide d’un consultant extérieur, censé avoir une vue plus objective
– J’essaye de de passer tous les éléments en revue pour ne pas à avoir à regretter ma décision (un peu comme un étudiant qui va présenter un examen de façon sereine en se disant que, de toute manière, il ne voit pas ce qu’il aurait pu faire de plus…). »