Je tente un parallélisme qui apparaîtra osé à plus d’un, et pourtant : la démarche de créativité contient des points communs dans tous les « espaces-temps » de l’être humain. Volontairement, j’emploie l’expression d’« espaces-temps » étant convaincu que pour se développer, la créativité demande à la fois du temps et un espace pour s’exprimer. J’y reviendrai.
Depuis des années, j’écris des haïkus. Trois étapes clés caractérisent le processus.
La première étape est l’observation attentive de la nature, de la réalité. Sans cette observation, l’écriture est un pur produit de l’imaginaire ou un exercice intellectuel. Observer est une démarche en soi – j’oserais dire permanente – pour capter le détail singulier, tout comme ce chasseur d’images qui attend patiemment que la chouette se pose sur l’arbre en soirée pour saisir cet instant magique.
La deuxième étape est le retour sur soi : qu’est-ce que cette imprégnation de la réalité inspire comme émotion, comme association, comme points forts qui parlent à ma sensibilité. C’est dans cette étape que des mots vont commencer à « danser » dans la tête, étant le reflet de cette inspiration. Le temps entre la première et la deuxième étape peut être très court ou plus long.
La troisième étape est celle de l’écriture. Un premier jet qui associe ces mots dans la structure classique du haïku : 17 pieds en trois vers (5-7-5), et des jets successifs jusqu’au moment où la forme définitive est arrêtée. Le temps entre deux jets peut être long : dans certains cas, j’ai retravaillé des haïkus en les relisant après plusieurs semaines.
Il y a donc un double mouvement : l’unité de l’auteur avec la réalité et la présence de l’auteur à lui-même qui constitue la source de l’écriture.
Cette idée de l’unité de l’auteur avec la réalité, je l’ai retrouvé dans les paroles d’un joueur de taiko. Le taiko, grand tambour ovale, a rythmé l’existence au Japon pendant des siècles. Aujourd’hui, certains groupes de joueurs de taiko ont acquis une renommée internationale.
Voici l’extrait d’une interview d’un joueur de taiko, parue dans le magazine du 12 juillet 2017 sur France 5 « Japon, le retour aux sources ».
Mon but c’est de devenir la musique. Si lorsque tu joues, tu penses à ce que tu joues pour garder le rythme, tu vas perturber la musique avec tes pensées. La musique que tu vas jouer ne sera pas belle, il faut se détacher de toute pensée. C’est mon corps tout entier qui devient le bâton, mon corps ne m’appartient plus, il est le bâton qui frappe le taiko. C’est comme si je me fondais dans la musique. Je garde cette image en tête. Il ne faut pas que je joue du taiko, il faut que je devienne taiko. Aujourd’hui, c’est le but que je me suis fixé. »
Quelle ne fut pas aussi ma surprise en lisant récemment le livre très inspirant d’Otto Scharmer consacré à « La théorie U, renouveler le leadership ». Sans entrer dans les détails de cette théorie, il résume ainsi les trois mouvements essentiels indispensables pour ce leadership d’un nouveau genre pour ne pas reproduire les solutions du passé et faire émerger un autre futur :
Mouvement 1 : observer-observer-observer. La répétition prend ici tout son sens. Cette observation se fait sans jugement aucun.
Mouvement 2 : se retirer et réfléchir pour laisser émerger la connaissance intérieure.
Mouvement 3 : agir dans l’instant.
Selon lui, la créativité est donc dans cet espace intérieur mais prend racine dans l’observation qui permet de dépasser les vieux schémas de reproduction.
Je reviens sur la notion d’espace-temps.
Le temps tout d’abord.
En 1882 déjà, dans « Le gai savoir », Friedrich Nietzsche avait déjà identifié cette question comme centrale (livre 4, § 329) : « La course effrénée au travail – le vice propre au Nouveau Monde – commence déjà, par contagion, à rendre la vieille Europe sauvage et à répandre sur elle une absence d’esprit absolument stupéfiante. On a déjà honte, aujourd’hui du repos ; la méditation prolongée provoque presque des remords. On pense la montre en main, comme on déjeune, le regard rivé au bulletin de la Bourse, -on vit comme un homme qui constamment pourrait rater quelque chose. Faire n’importe quoi plutôt que rien- . Ce principe aussi est une corde qui permet de faire passer de vie à trépas toute éducation et tout goût supérieur. Et de même que cette course des gens qui travaillent fait visiblement périr toutes les formes, de même, le sens de la forme lui-même, l’oreille et l’œil sensible à la mélodie des mouvements, périssent également ».
L’espace ensuite.
Comme l’a souligné un auteur comme Markus F. Peschl, l’espace prend une triple dimension : physique, mental et spirituel.
Physique : un lieu privilégié et accueillant où elle peut se développer, à l’image de l’atelier du peintre ou d’une pièce de méditation.
Mental : une ouverture et une disponibilité d’esprit : si le mental est complètement absorbé par les problèmes, il y a peu de chance que la créativité se développe.
Spirituel enfin : un état de reliance à l’univers.
Excellent ..