Dans sa vie personnelle ou professionnelle, chacun a pu faire l’expérience d’un facteur déclenchant un changement majeur d’orientation : un événement extérieur qui vous touche fortement au plan émotionnel, une prise de conscience radicale que certaines philosophies appellent « l’illumination ». C’est ce qu’Eckhart Tolle décrivait comme l’origine de son livre « Le pouvoir du moment présent » : « Cette prise de conscience étrange (que je pouvais plus vivre avec moi-même) me frappa tellement que mon esprit cessa de fonctionner. J’étais totalement conscient qu’il n’y avait pu aucune pensée dans ma tête… Une peur intense me saisit et mon corps se mit à trembler… Soudain toute peur s’évanouit et je me laissai tomber dans ce vide. Je n’ai aucun souvenir de ce qui se passa par la suite… ».
Dans la vie des organisations ou même des sociétés, un événement majeur dans son environnement ou à l’intérieur de ce celles-ci peut provoquer ce que certains sociologues ou spécialistes en prospective appellent une bifurcation. Songeons à la marche blanche en 1996, à la crise de la dioxine en 1999, à la vente par Rank Xeros de sa division ordinateur qui a permis le développement du Mac et d’Apple.
On pourrait penser qu’il y a une grande discontinuité entre la dynamique individuelle et collective, mais ce n’est pas le cas.
Quand on les examine sous l’angle de la théorie des systèmes d’information, on retrouve les mêmes composantes. Comme tout système vise à assurer sa propre sauvegarde et à conserver son équilibre de fonctionnement -c’est ce qu’on appelle l’homéostatie, concept emprunté d’ailleurs à la biologie -, la question centrale qui se pose est de savoir quelles informations injecter ou valoriser dans un système pour le faire changer et rompre l’homéostatie, c’est-à-dire que le système retrouve son équilibre, mais avec des caractéristiques différentes ?
L’information peut donc venir de l’environnement du système ou de l’intérieur de celui-ci. Dans l’exemple d’Eckart Tolle, on retrouve les deux : sa prise de conscience n’a pas été enfouie mais rendue de plus en plus prégnante et elle a conduit à l’écriture d’un livre traduisant un changement profond de vie. La marche blanche a fait évoluer radicalement l’organisation policière ainsi que certains aspects du monde judiciaire
Ces quelques développements m’amènent à la question centrale de cet article : comment créer ou trouver le « point de bascule » permettant de faire évoluer notre système personnel ou organisationnel ? L’expression vient de Malcolm Gladwell dans son livre du même nom ou « Comment faire une grande différence avec de très petites choses ? »
Comme il l’explique dans son livre, la théorie du point de bascule exige une nouvelle conception du monde : accepter que le changement puisse être spectaculaire et exponentiel. Et ce, en partant de la réalité que l’être humain est façonné par son environnement, son contexte immédiat et les personnalités qui l’entourent.
D’où le thème central de sa réflexion est de découvrir comment susciter un changement important au départ d’une petite modification d’un de ces trois facteurs.
Le contexte : le simple nettoyage des grafitis dans le métro de New-York a fait diminuer la délinquance. C’est une application de la théorie du carreau cassé élaborée par les criminologues George Kelling et James Q. Wilson : une fenêtre brisée donne l’impression que personne ne s’en préoccupe ; d’autres fenêtres seront alors fracassées et le sentiment se répandra dans le quartier que rien ne va plus. Au plan individuel, mettre la personne dans un contexte différent de son contexte habituel peut l’amener à révéler des qualités insoupçonnées et développer ainsi son potentiel.
L’adhérence : dans un environnement caractérisé par une myriade d’information, quelle est l’information susceptible de faire adhérer le message à la mémoire. Dans une université, les campagnes sur le tétanos n’ont été réellement efficace non pas en présentant toutes les conséquences dramatiques du tétanos, mais en mettant en avant au sein de l’université le lieu et les heures de vaccination. Au plan individuel, le questionnement socratique par un coach, un ami, un professionnel de la santé … amène la personne à s’interroger sur son comportement, ce qui constitue la première étape du changement.
Les personnalités : repérer quelques personnalités influentes et les mobiliser. C’est ce que Gladwell appelle les oiseaux rares, ceux capables de faire opérer le changement chez la personne ou dans un groupe. La révolution américaine a pu réussir grâce à un homme, Paul Revere, orfèvre de son état, qui avait appris que de grandes manœuvres de l’armée britannique se préparaient et qui a pris son bâton de pèlerin le soir même pour prévenir toutes les communautés environnantes de se mobiliser pour combattre. Au plan individuel, c’est la rencontre du philosophe Alexandre Jollien avec un jésuite qui l’a amené à quitté la Suisse et à vivre avec sa famille en Corée du Sud en se mettant à l’école de Bouddha et de Jésus. Il en a tiré un livre « Vivre sans pourquoi ».
Ainsi donc, trouver le point de bascule peut être le fait du hasard d’une rencontre, du résultat d’une réflexion personnelle ou d’une intuition créatrice. Mais il restera lettre morte sans la volonté d’en faire un trajet nouveau de vie.