La comparaison est frappante à la lecture de deux beaux livres : celui de François Cheng de l’Académie française « Assise, une rencontre inattendue » et celui de Michel Onfray, philosophe « Le recours aux forêts, la tentation de Démocrite ».
La vie de ces deux personnages historiques éclaire de manière contrastée la notion d’engagement.
Parmi toutes les définitions de l’engagement, j’en retiens deux : l’acte par lequel une personne assume les valeurs qu’il a choisies et donne, grâce à ce libre choix, un sens à son existence et l’acte par lequel une personne s’engage à accomplir quelque chose. Dans l’engagement, il y a donc à la fois la valeur qui nous porte à poser un choix et qui donne du sens à notre action, et la volonté passionnée que nous mettons à agir pour concrétiser celle-ci.
Démocrite et François d’Assise ont illustré à leur manière ce sens de l’engagement.
Démocrite tout d’abord.
Philosophe grec né vers 460 av. J-C en Thrace et mort vers 370 av. J-C, Démocrite fut un grand voyageur et un grand encyclopédiste. Wikipédia reprend la citation de Clément d’Alexandrie à son sujet : « De tous mes contemporains j’ai parcouru la plus grande partie de la terre, en étudiant les sujets les plus grands. J’ai vu le plus de ciels et de pays. J’ai entendu la plupart des hommes doctes, et personne encore ne m’a surpassé dans l’art de combiner les lignes et d’en démontrer les propriétés, pas mêmes les arpenteurs d’Égypte, avec qui j’ai passé 80 ans en terre étrangère. »
A son retour et jusqu’à sa mort, il mena une vie de reclus, préférant se retirer du monde des hommes après avoir tant vu : « Je voudrais, continua Démocrite, que l’Univers entier se dévoilât tout d’un coup à nos yeux. Qu’y verrions-nous, que des hommes faibles, légers, inquiets, passionnés pour des bagatelles, pour des grains de sable ; que des inclinations basses et ridicules, qu’on masque du nom de vertu ; que de petits intérêts, des démêlés de famille, des négociations pleines de tromperie, dont on se félicite en secret et qu’on n’oserait produire au grand jour ; que des liaisons formées par hasard, des ressemblances de goût qui passent pour une suite de réflexions ; que des choses que notre faiblesse, notre extrême ignorance nous portent à regarder comme belles, héroïques, éclatantes, quoiqu’au fond elles ne soient dignes que de mépris ! Et après cela, nous cesserions de rire des hommes, de nous moquer de leur prétendue sagesse et de tout ce qu’ils vantent si fort. » Cité par André –François Bourreau-Deslandes dans « L’histoire critique de la philosophie » en 1756.
Michel Onfray appelle la tentation de Démocrite le retrait de la méchanceté du monde, afin « de se réconcilier avec l’essentiel : le mouvement des astres, la logique de la course des planètes, la coïncidence avec les éléments, le rythme des saisons qui apprennent à bien mourir, l’inscription de son destin dans la nécessité de la nature. »
Venons-en maintenant à François d’Assise.
Né à Assise vers 1182 et mort en 1226, fils aîné d’une riche famille marchande, aimant ses compagnons de fête et la vie facile, entraîné dans le tourbillon d’une époque de guerre, attiré par de hauts faits d’armes et finalement emprisonné après la défaite des siens. C’est après que sa vie bascule et suit cette voie intérieure qui lui demande de restaurer la chapelle Saint Damien d’Assise. Débute alors sa vocation de collecter des fonds, d’aider les pauvres, de fréquenter les lépreux en faisant le choix du dénuement complet.
Au moment du choix, écrit François Cheng, « François hésita entre deux voies : se consacrer à la prière, en dialogue avec le Créateur, ou se vouer à l’action pour partager le sort des créatures. Afin de suivre la première voie, il était attiré par une de ces grottes qui se trouvaient tout en haut, près du sommet du mont Subasio. Pour ce qui est de la seconde, il penchait pour un recoin situé au pied de la colline d’Assise, la Portioncule, une base dans le monde. Il y avait de quoi être déchiré entre ces deux pôles. Il ne tarda pas cependant à saisir l’absolue nécessité de tenir les deux bouts, tant il était évident, vu sa nature passionnée, entière, que l’un ne saurait être sans l’autre. »
Démocrite et François d’Assise se sont profondément investis dans le monde. Chacun à sa manière, bien sûr. Déçu des hommes, tout en continuant à rire de leurs bêtises, Démocrite se retira et entra dans un rapport passionné avec la Nature. François d’Assise changea complètement sa vie, s’engagea de toutes ses forces auprès des démunis, fonda l’ordre des franciscains. C’est dans la pénombre d’une grotte qu’il se ressourça et entra en communion avec le Créateur.
Deux unions avec ce qui les dépasse vu leurs convictions intimes différentes, deux façons d’être au monde dans la seconde partie de leur vie.